PREMIÈRE PARTIE EXPOSITION DE LA PHILOSOPHIE PLATONICIENNE LIVRE PREMIER. EXISTENCE DES IDÉES. CHAPITRE PREMIER. MÉTHODE DE DÉMONSTRATION PLATONICIENNE. I. Platon démontrait-il l'existence des Idées? - II. Méthode de démonstration platonicienne. Preuves indiquées par Platon et par Aristote. Classification des preuves inductives et déductives. - III. Dogmatisme de Platon. Comment sa doctrine enveloppe à la fois des thèses négatives et des thèses affirmatives. Quadruple aspect sous lequel Platon envisagé les questions. CHAPITRE II. PREUVE DE L'EXISTENCE DES IDÉES PAR L'ANALYSE DES CONDITIONS DE LA CONNAISSANCE. I. La sensation. Réfutation d'Héraclite et de Protagoras dans le Théétète. II. L'opinion. Analyse des jugements médiats et comparatifs. La définition. - III. La pensée discursive et le raisonnement déductif. Éléments de la méthode géométrique : les figures, la démonstration, les principes et les axiomes. - IV. La pensée intuitive. L'induction et les vérités générales. Caractères de ces vérités. Rapport de l'universalité et de la perfection. En quoi consiste la pureté et la simplicité d'une notion. Qu'est-ce que la science? Comment elle a pour principe les Idées. CHAPITRE III. PREUVE DES IDÉES PAR LES CONDITIONS DE L'EXISTENCE. I. L'Idée, principe d'essence. La détermination, l'indétermination et l'essence mixte. - II L'Idée, type de perfection. - III. L'Idée, principe des genres. - IV. L'Idée, cause finale. CHAPITRE PREMIER. MÉTHODE DE DÉMONSTRATION PLATONICIENNE. I. Platon démontrait-il l'existence des Idées? - II. Méthode de démonstration platonicienne. Preuves indiquées par Platon et par Aristote. Classification des preuves inductives et déductives. - III. Dogmatisme de Platon. Comment sa doctrine enveloppe à la fois des thèses négatives et des thèses affirmatives. Quadruple aspect sous lequel Platon envisagé les questions. I. Platon démontrait-il l'existence des Idées? Aristote reproche à Platon de ne pas avoir établi scientifiquement l'existence des Idées. On ne trouve pas en effet dans les dialogues de démonstration proprement dite. Souvent même Platon pose comme évidente l'existence de la vérité absolue, de la beauté, de la justice. « Je ne vois rien de si évident que l'existence, au plus haut degré possible du beau, du bon, et de toutes les autres choses de ce genre; et elle m'est suffisamment démontrée (01).» .... « Dirons-nous qu'il y a quelque chose qui est la justice même, ou qu'il n'y a rien de tel? - Par Jupiter, nous le dirons. - N'en dirons-nous pas autant du beau et du bon ? ... » (02) « N'est-ce point par la justice que les choses sont justes, par la beauté que les choses sont belles? La justice n'est-elle pas quelque chose de réel?... » (03) Cette absence de preuves régulières ne tient pas seulement à la forme libre et poétique des dialogues (04). Elle a des causes plus profondes, soit dans le caractère même de Platon, soit dans l'opinion qu'il s'était faite de la valeur des preuves logiques. Le principal trait du génie de Platon, celui qui frappe tout d'abord à la lecture de ses ouvrages, c'est précisément la foi aux Idées, c'est-à-dire à la vérité, à la beauté, à la justice. « Toute âme, dit-il, s'élance naturellement vers ce qui est immuable et éternel, comme étant de la même nature, ὡς συγγενὴς οὖσα, » et plus une âme est grande, plus sa foi est vive. Aussi, ce qui paraît à Platon digne d'étonnement, ce n'est pas l'existence de l'idéal et du parfait ; mais bien plutôt celle du monde sensible où le laid se mêle au beau, le non-être à l'être, le mal au bien. Si la vérité, la beauté, la justice, la perfection, ne sont pas réelles, où sera la réalité? La plénitude de l'existence est-elle donc le contraire de l'existence ! Platon s'écrierait volontiers, lui aussi : « Pourquoi l'imparfait serait-il, et le parfait ne serait-il pas? La perfection n'est pas un obstacle à l'être, c'est la raison d'être.» D'ailleurs, quelle est la véritable portée des démonstrations logiques ? Seraient-elles capables de nous donner les Idées, si nous ne les portions pas déjà dans notre âme? Platon ne le croit pas : la réflexion, bien interrogée, ne fait que montrer l'insuffisance de la réflexion même et la nécessité d'un procédé supérieur : L'intuition primitive, la νόησις. La raison et les Idées sont intimement unies ; l'intelligible et l'intelligence se pénètrent l'un l'autre dans une intuition immédiate, mais confuse : L'âme, disait Socrate, est grosse de la vérité (05). Seulement il faut que cette vérité apparaisse au grand jour. La réflexion et la logique doivent éclaircir et développer ce qu'enveloppe l'obscurité de la foi instinctive. Il y a donc un genre de preuves qui loin d'être inutiles, confirment la croyance aux Idées en l'élevant à la hauteur d'une science. Comment Platon conçoit-il ces preuves? par quelle méthode les aurait-il établies, s'il avait entrepris une démonstration régulière de sa doctrine? Ne trouve-t-on dans les dialogues aucune trace de cette méthode et de ces preuves? II. Méthode platonicienne pour prouver l'existence des Idées. Le Timée et la République contiennent l'indication d'une preuve positive de l'existence des Idées. « Les objets que nous voyons, et tous ceux que nous sentons par nos sens corporels, sont-ils les seuls qui aient une réalité propre, et n'y en a-t-il absolument. aucune autre que celle-là? Est-ce faussement que nous disons toujours qu'à chacun d'eux correspond une espèce intelligible, et ne seraient-ce là que de vaines paroles?... Si nous pouvions nous renfermer dans de justes limites, de manière à paraître dire beaucoup de choses en peu de mots, ce serait sans doute ce qui conviendrait le mieux à la circonstance. Voici donc, sur cette question, mon avis personnel; si l'intelligence et l'opinion vraie sont deux choses différentes, il faut absolument croire à l'existence en soi de ces espèces qui ne tombent point sous nos sens, et que notre intelligence seule peut comprendre ; mais si, au contraire, comme il paraît, à quelques-uns, l'opinion vraie ne diffère en rien de l'intelligence, toutes les choses que nous sentons par le corps doivent être jugées les plus solides. Mais il faut dire que ce sont deux choses distinctes; car elles se forment séparément et elles sont dissemblables (06). » Dans ce passage du Timée, l'existence des espèces intelligibles est établie par une preuve toute psychologique : la distinction, dans l'intelligence humaine, de deux facultés différentes par leur nature, et conséquemment par leurs objets : la raison et l'opinion ; ou, dans le langage moderne, la raison et l'expérience. Cette preuve est également indiquée dans la République. -- « Les facultés sont une espèce d'êtres qui nous rendent capables, nous et tous les autres agents, des opérations qui nous sont propres. Par exemple, j'appelle faculté la puissance de voir, d'entendre... Je ne vois dans chacune de ces facultés ni couleur, ni figure, ni rien de semblable à ce qui se trouve en mille autres choses, sur quoi je puisse porter les yeux pour m'aider à faire les distinctions convenables. Je ne considère en chaque faculté que son objet et ses effets ; c'est par là que je les distingue. J'appelle facultés identiques celles qui ont le même objet et produisent les mêmes effets, facultés différentes celles dont les objets et les effets sont différents (07). » Suit la distinction de l'opinion et de la science, qui aboutit à l'affirmation des Idées. Platon a consacré tout un dialogue au développe-ment de cette preuve psychologique : le Théétète. Aristote, au XIIIe livre de la Métaphysique, lorsqu'il entreprend de réfuter Platon et réduit à deux preuves principales la démonstration de l'existence des Idées, cite en premier lieu la preuve tirée de la nécessité des Idées pour la science. On est en droit de conclure que Platon, dans une exposition, régulière et didactique de son système, aurait placé au premier rang la preuve psychologique. Fidèle à la méthode de Socrate, qui prend pour point de départ l'observation de soi-même, Platon faisait reposer sa doctrine sur l'analyse de la connaissance et de ses divers degrés. Le Théétète et le Vle livre de la République en sont la preuve. Aucune démonstration logique, aucune série de déductions, n'est supérieure, pour Platon, à la simple analyse psychologique de nos facultés intellectuelles. La seconde raison de l'existence des Idées, indiquée par Aristote dans sa Métaphysique, est la considération de l'unité dans la pluralité. Les objets sensibles, divers et changeants supposent au-dessus d'eux l'unité immuable oit ils ont leur raison et leur essence. Cette preuve se retrouve à chaque page dans Platon; et elle forme.le complément naturel de la précédente. Après avoir considéré le sujet pensant, Platon considère l'objet de la pensée. L'observation de nous-même avait abouti à cette vérité : l'âme n'est intelligente que parles Idées; l'observation du monde extérieur aboutit à une vérité inséparable de la première : la Nature n'est intelligible que par les Idées. Toutes les preuves possibles se ramènent donc à ces deux grandes propositions que développera le VIe livre de la République. - Il y a de la pensée ; il y a de l'être; or l'Idée est le principe nécessaire de toute pensée et de toute existence ; elle est donc la suprême réalité, dans laquelle s'unissent éternellement la: pensée et l'être. Ces preuves, qui remontent de la pensée et de l'être, de l'âme et de la nature, à un principe supérieur, l'antiquité les nommait preuves inductives : elles contiennent ce qu'on pourrait appeler la dialectique ascendante. Mais elles ne sont pas les seules. Les preuves déductives, qui appartiennent à la dialectique descen¬dante, sont comme, la contre-partie et la vérification des premières. La logique, dans Platon; prête son appui à la psychologie et à la métaphysique. Dégagée par l'induction, et comme posée sous le regard de l'intelligence, l'Idée semble conserver encore le caractère d'une hypothèse (ὑπόθεσις), tant qu'elle n'a pas été soumise à une vérification logique. Il faut que le raisonnement analyse toutes les conséquences de l'Idée, afin de voir si elles se contredisent entre elles et, si elles contredisent leur principe. - « Que si on venait à attaquer le principe lui-même, ne laisserais-tu pas cette attaque sans réponse, jusqu'à ce que tu eusses examiné toutes les conséquences qui dérivent de ce principe, et reconnu toi-même si elles s'accordent ou ne s'accordent pas entre elles (08) ? » Ainsi, pour enlever à'l'Idée tout caractère hypothétique, il faut tour à tour remonter aux principes et descendre aux dernières conséquences. Le Sophiste et le Parménide sont les principales applications de cette méthode. L'Idée, préalablement posée par la raison, est vérifiée par le raisonnement. L'intuition spontanée est soumise à l'épreuve de la réflexion et de la pensée discursive. A vrai dire, pour prouver l'existence des Idées, il faut la théorie des Idées tout entière, dans ses premiers principes et dans ses dernières conséquences. Si cette théorie éclaire toutes choses, si elle vient à bout de toutes les difficultés, si elle résiste, à tous les efforts de la déduction, alors l'objet de la foi naturelle aura pour ainsi dire reçu ses titres de légitimité scientifique. La science et la logique auront confirmé ce que la pensée et l'amour, par une induction rapide quoique régulière, avaient déjà saisi. L'Idée, objet de croyance, sera devenue objet de science. Ce ne sera plus une hypothèse, mais un principe évident. Toute la théorie des Idées est donc une preuve des Idées. Platon veut faire voir que sa doctrine est la vraie, qu'elle seule est vivante, qu'elle seule assure le progrès de l'esprit ; pour cela, il répond aux objections comme Diogène à Zénon d'Elée: en marchant. De là la nécessité d'établir, dans tout travail sur les Idées, une gradation continue qui, partant de la naturelle, aboutisse à la conviction raisonnée, après avoir tour à tour remonté ou redescendu la longue série des principes et des conséquences. Ce n'est pas trop de tous les procédés de l'esprit et de toutes les ressources de la science pour démontrer les Idées; car les Idées sont la science même; et c'est en se constituant, en vivant, en marchant, que la science démontre sa propre valeur. En résumé, la véritable méthode philosophique, d'accord avec la doctrine de Platon et avec le témoignage d'Aristote, aboutit à. la division suivante des preuves de l'existence des Idées 1° Preuve psychologique par l'étude des conditions de la connaissance (le Theétète). 2° Preuve ontologique par l'étude des conditions de l'existence (le Phédon, le Philèbe, la République, etc.). Cesont les deux preuves inductives. 3° Preuves logiques par l'analyse des conséquences ; ou vérification de la théorie par ses applications de toute espèce, métaphysiques, morales, politiques, esthétiques. III. Dogmatisme de Platon. L'ensemble de ces preuves, aux formes extrêmement libres et variées, et dont la portée semble parfois toute négative, n'en constitue pas moins un dogmatisme très réel, mais trop compréhensif pour être réduit aux étroites proportions des systèmes ordinaires. On a souvent mis en doute le dogmatisme de Platon ; parfois même la libre allure de son génie, sa dialectique ondoyante et diverse ont fait 'soupçonner de scepticisme l'esprit le plus spéculatif, le plus hardi et le plus croyant de l'antiquité. Un de ses plus récents. et de ses plus habiles commentateurs, M. Grote (09), n'a guère aperçu ou du moins n'a guère apprécié que ce qu'il appelle la veine négative de Platon (the négative vein) et sa méthode d'examen contradictoire, d'examen en croix (cross-examination) (10). C'est là assurément une des parties les plus admirables du Platonisme; c'est la pensée grecque dans toute sa liberté d'investigation scientifique, aimant à déployer sa vigueur et sa souplesse aux luttes intellectuelles; mais enfin, c'est le côté socratique et zénonien, parfois même sophistique, plutôt que platonicien. Ce n'est là pour Platon qu'un procédé d'essai préalable et comme d'expérimentation dialectique; mais sa méthode embrasse, noms le verrons, une foule d'autres procédés. Nous pouvons l'appeler, avec M. Grote, mais dans un autre sens, une méthode. d'examen en croix. Il y a presque toujours, en effet, dans la doctrine de Platon, quatre thèses opposées qui se croisent pour ainsi dire, et qui nous font voir chaque question sous quatre aspects principaux et également nécessaires à une solution complète. Le Parménide est l'exemple le plus rigoureux de ce quadruple procédé auquel Platon soumet toute question ; mais, en lisant les autres dialogues dont la forme est moins régulière, il ne faut pas oublier de compléter la pensée parfois inachevée de Platon d'après la méthode qu'il emploie clans le Parménide, dans le Sophiste et dans le Philèbe, et dont il a toujours été plus ou moins préoccupé. Dans le Parménide, Platon pose successivement la thèse, l'antithèse, la négation de l'une et de l'autre (τὸ οὐδέτερον), et, enfin l'affirmation simultanée de l'une et de l'autre (τὸ ἀμφότερον). Ce sont là, comme on dirait aujourd'hui, quatre moments nécessaires de la pensée qui forment, si l'on veut, un examen en croix de la question.. A vrai dire, c'est plutôt une trilogie comprenant une thèse affirmative, une antithèse négative, et une synthèse, d'abord négative, puis affirmative. Sans doute, Platon n'emploie pas ces trois procédés d'une manière constante, uniforme et comme systématique; mais il n'en a pas moins compris que sa théorie des Idées aboutissait nécessairement à cette suite dialectique d'affirmations et de négations. Nous verrons dans le Sophiste que chaque Idée contient beaucoup d'être et beaucoup de non-être. Une Idée est ce qu'elle est, et n'est pas une multitude d'autres choses ; à côté de sa détermination positive, de son unité et de son identité, elle contient toujours une multiplicité de différences négatives; c'est ce qui rend nécessaire l'apparition d'une Idée supérieure qui embrasse dans une synthèse plus large, dans une détermination plus compréhensive, les Idées inférieures qui ont servi de point de départ. La dialectique consiste. dans cette série d'analyses et de synthèses faisant d'un plusieurs, de plusieurs un. Platon applique cette méthode aux systèmes de ses devanciers : il les pose, les oppose et les concilie: Par exemple, dans le Sophiste, il met en contraste le système de l'universel mouvement et celui de l'universel repos (thèse et antithèse); puis il conclut que ni l'un ni l'autre n'est la vérité (synthèse négative ou double négation, οὐδετέρον), parce que l'un et l'autre sont vrais à la fois sous divers rapports (synthèse affirmative ou double affirmation, ἀμφότερον). Démontrer, pour Platon, ce n'est, pas s'attacher à un principe exclusif et se contenter d'en déduire les conséquences logiques; c'est compléter un principe par un autre, une conséquence par une autre, une Idée par une Idée; démontrer, c'est montrer les Idées sous tous leurs aspects; c'est ne négliger aucune négation comme aucune affirmation ; c'est tourner et retourner l'objet en tous sens sous le regard de la pensée. Démontrer, c'est faire voir une Idée, comme un rayon de lumière, se réfléchissant dans tous les sens et dans tous les milieux, développant toutes ses nuances et ses ombres comme ses clartés; puis le dialecticien réunit tous les rayons en un même faisceau; les concentre en une même lumière et les rattache au foyer universel, au soleil intelligible, unité suprême d'où dérive la multiplicité infinie des essences et des intelligences. En un mot, démontrer, c'est comprendre ; et comprendre, c'est embrasser la multiplicité tout entière dans l'unité. Platon n'est pas de ceux qui disent : qui trop embrasse, mal étreint; il dirait plutôt: qui n'embrasse pas tout, n'étreint rien ; la vérité, qu'il croit alors tenir d'un côté, lui échappe de l'autre. De là une critique impitoyable des systèmes étroits qui osent dire : je suis la vérité, toute la vérité; mais cette critique n'est négative qu'à l'égard des négations mêmes, et ce que Platon laisse toujours entrevoir au delà, c'est l'affirmation des Idées (11). Beaucoup de dialogues ont ce caractère négatif, mais, il en est aussi beaucoup qui sont ouvertement dogmatiques. Il est du reste certain que les dialogues écrits avaient presque toujours aux yeux de Platon un caractère plus ou moins ésotérique il les considérait comme une préparation à un enseignement plus intime et. plus régulier, c'est-à-dire aux leçons orales - « ἀγραφα δόγματα » (12) Il n'y avait aucune contradiction entre l'enseignement écrit et l'enseignement non écrit (13) ; mais il est clair à priori, et d'après le témoignage d'Aristote, que les leçons orales étaient plus systématiques et plus hardies dans leurs affirmations. Aussi Aristote ne traite-t-il jamais Platon comme un sceptique: il lui reproche beaucoup plutôt de trop affirmer que de trop nier; pour lui, Platon est tout entier dans la théorie des Idées et toutes les parties de sa philosophie s'y ramènent ; toutes ses pensées convergent vers ce point. Nous ne prêterons donc pas à Platon un dogmatisme étranger à ses habitudes en ramenant sa philosophie à la théorie des Idées; nous montrerons dans tous ses dialogues, ou d'évidentes allusions à cette théorie, ou des arguments directs tendant à 'l'établir et à la confirmer. Nous serons seulement obligés de mettre dans les diverses parties du système un ordre plus régulier que les dialogues ne peuvent l'offrir. Nous ne ferons que recomposer ainsi à l'aide des dialogues eux-mêmes et avec le secours d'Aristote l'enseignement oral des « ἀγραφα δόγματα ». Par là, nous appliquerons à Platon lui-même sa propre méthode : embrassant dans le détail de ses parties et dans l'unité de l'ensemble sa vaste doctrine, nous ferons d'un plusieurs, et de plusieurs un; ce que nous mettrons sous les yeux du lecteur, ce ne sera pas seulement la forme extérieure du platonisme et ses apparences multiples; ce sera son intime unité et comme sa réalité intelligible ; en un mot, ce sera l'Idée de la philosophie platonicienne. CHAPITRE II. PREUVE DE L'EXISTENCE DES IDÉES PAR L'ANALYSE DES CONDITIONS DE LA CONNAISSANCE. I. La sensation. Réfutation d'Héraclite et de Protagoras dans le Théétète. II. L'opinion. Analyse des jugements médiats et comparatifs. La définition. - III. La pensée discursive et le raisonnement déductif. Éléments de la méthode géométrique : les figures, la démonstration, les principes et les axiomes. - IV. La pensée intuitive. L'induction et les vérités générales. Caractères de ces vérités. Rapport de l'universalité et de la perfection. En quoi consiste la pureté et la simplicité d'une notion. Qu'est-ce que la science? Comment elle a pour principe les Idées. Il est une question qui domine toutes les autres, qui résume tous les problèmes en un seul, et dont les sciences particulières supposent la solution sans pouvoir elles-mêmes la donner : - Qu'est-ce que la science? Une réponse complète à cette question, si elle était possible, nous révélerait, avec les principes de la connaissance, les principes mêmes de l'être, et nous serions en possession de la sagesse absolue, sagesse plus qu'humaine, sans doute. Cependant, l'homme peut sen rapprocher sans cesse; son âme enveloppe la science infinie, et il n'y a de limité que le développement actuel de cette science. Ne possédons-nous pas une partie de la vérité, et d'autre part, la vérité n'est-elle pas une en elle-même? S'il en est ainsi, nous la possédons implicitement tout entière. La pensée, dit Socrate à Théétète, porte dans son sein la vérité et l'être ; elle voudrait les produire au dehors, et dans son effort laborieux, elle éprouve toutes les douleurs de l'enfantement. Qu'est-ce que la science? qu'est-ce que la pensée? - Pour répondre à cette question, l'intelligence se replie sur elle-même, et ce qu'elle aperçoit tout d'abord en elle, pour -ainsi dire à sa surface, c'est la sensation. I. La sensation. Avant la sensation, l'intelligence était comme endormie, renfermant en elle-même la vérité, mais sans le savoir et sans éprouver le besoin de la mettre au jour. Par la sensation le monde extérieur agit sur elle, la provoque, la réjouit ou la tourmente ; la tire enfin de s'a torpeur et de son sommeil. Elle voit, elle entend, elle sent, elle connaît. Supprimez la sensation, vous supprimez la connaissance. Savoir, dit Théétète, n'est autre chose que sentir. Ce qui est pour nous, c'est ce qui nous apparaît. Comment donc faire une distinction entre l'apparence et la réalité? Cette réalité que vous supposez derrière le phénomène, comment vous est-elle révélée, si elle ne vous apparaît pas? La substance même n'est accessible à la pensée que si elle devient une apparence; le paraître est donc identique à l'être, et l'homme, par la sensation, est la mesure de toutes choses, de l'existence de celles qui existent, et de la non-existence de celles qui n'existent pas (14). La sensation est un changement produit dans l'âme ; c'est cette transformation intérieure par laquelle nous apparaît ce qui nous était d'abord caché. La sensation succède à la sensation, l'apparence à l'apparence, et ce mouvement sans fin est la pensée. L'apparence étant identique à l'existence, le mouvement de la première se retrouve nécessairement dans la seconde : tout change, tout s'écoule, et Héraclite avait raison de dire avec tristesse : On ne se baigne pas deux fois. dans le même fleuve. Dans ce flux et reflux perpétuel des choses, rien n'est absolument. - « On ne peut attribuer à quoi que ce soit aucune dénomination, aucune qualité ; si on appelle une chose grande, elle paraîtra petite ; pesante, elle paraîtra légère, et ainsi du reste ; rien n'est un, ni affecté d'une qualité fixe ; mais du mouvement réciproque et du mélange de toutes choses se forme tout ce que nous disons exister, nous servant en cela d'une expression impropre ; car rien n'est, mais tout se fait. Les sages, à l'exception de Parménide, s'accordent sur ce point : Protagoras, Héraclite, Empédocle ; les plus excellents poètes dans tous les genres de poésie; Epicharme dans la comédie (15), et dans la tragédie, Homère. En effet, Homère n'a-t-il pas dit : - L'Océan, père des dieux, et Thétis leur mère; - donnant à entendre que toutes choses sont produites par le flux et le mouvement? » Telle est l'antique doctrine des Ioniens, que Protagoras avait exposée dans son livre de la Vérité. N'est-elle point la négation de la Vérité même ? « Puisque la sensation est la science, dit Socrate, je m'étonne que Protagoras, au commencement de son livre, n'ait pas dit que le pourceau, le cynocéphale, ou quelque être encore plus bizarre, capable de sensation, est la mesure de toutes choses (16).» Pourquoi encore, si chacun est la mesure de la Vérité, Protagoras se croit-il en droit d'enseigner les autres et de mettre ses leçons à un si haut prix? Quant à la dialectique, cet art d'examiner et de réfuter les opinions contraires à la vérité, qu'est-ce autre chose qu'une insigne extravagance, puisque toute opinion est vraie pour chacun?» Si la sensation est la science, il suffit d'entendre la langue des barbares pour savoir cette langue; de regarder les lettres d'un livre pour savoir les lire (17). La Nature est un livre ouvert devant nos regards, et dont les sensations sont les signes. Suffit-il donc de sentir pour comprendre? Si la science est la sensation et disparaît avec elle, il ne peut y. avoir aucune science du passé. Celui qui voit un objet le connaît ; ferme-t-il les yeux, il a beau s'en souvenir, il ne le connaît plus, puisqu'il ne le sent plus. La mémoire est donc impossible ; notre science, exclue du passé et par là même de l'avenir, est renfermée dans l'espace infiniment petit du présent (18). S'il y a connaissance partout où il y a sensation, celui qui regarde un objet avec un seul œil et tient l'autre fermé, voit et ne voit pas, sent et ne sent pas, connaît et ne connaît pas. La contradiction qui existe entre les sensations passe dans la science elle-même ; tout est vrai, et en même temps tout est faux. Il y a plus : Protagoras, en reconnaissant que ce qui paraît tel à chacun est, accorde que l'opinion de ceux qui contredisent là sienne est vraie. Et puisque sa prétendue vérité est contestée par tout le monde, elle n'est vraie ni pour personne ni pour lui-même. Examinons maintenant, non plus les conséquences logiques de la doctrine ionienne, mais ses conséquences morales et sociales. - Le juste, c'est ce qui paraît tel à chacun ; il n'y a donc plus de justice absolue; le bien et le mal sont choses toutes relatives. Une loi est juste tant qu'elle. est établie, mais non au delà; elle est juste pour ceux qui la croient telle, mais elle n'a pour les autres aucun caractère qui commande le respect. Qu'importe le juste, dira Protagoras, pourvu que l'utile subsiste (19)? Le sage ne connaît ni le vrai ni le juste, choses chimériques; mais il sait ce qui est agréable et avantageux : c'est par là qu'il l'emporte sur les autres hommes, et qu'il est le meilleur des politiques. - Mais comment comprendre, répond Socrate, que tout le monde ne soit pas apte à juger de ce qui est utile, si tout le monde est également apte à juger de ce qui est vrai? L'utilité regarde l'avenir, et c'est pour l'avenir qu'une législation est faite. « Dirons-nous donc que l'homme a en lui la règle propre à juger les choses à venir, et qu'elles deviennent pour chacun tel qu'il se figure qu'elles seront? » Est-ce le malade ou le médecin qui aura l'opinion la plus juste sur la nature et le traitement d'une maladie? Toute cité qui se donné des lois est-elle incapable d'erreur sur l'utilité future de ses lois? Protagoras avoue lui-même que l'avenir , dépassant les limites de la sensation présente, échappe à la science; il doit donc avouer que l'utile, ayant pour objet l'avenir, lui échappe également; et la science politique n'est pas moins impossible que la science morale dans le système de la sensation (20). Serrons encore de plus près ce système, et au lieu d'emprunter à la logique et à la morale des objections qui pourront toujours paraître extérieures, pénétrons jusqu'au fond des choses ; soumettons à l'épreuve le principe même de la doctrine, la sensation prétendue infaillible. « Examinons cette essence toujours en mouvement, et en la frappant comme un vase, voyons si elle rend un son bon ou mauvais (21). ». Il y a deux espèces de mouvement. L'un est un changement de qualité, l'altération; l'autre un changement de lieu, la translation. Dirons-nous que tout se meut, mais d'un seul de ces mouvements? Alors, par rapport au mouvement contraire, tout serait en repos. Pour être conséquent avec lui-même, Héraclite doit admettre à la fois les deux mouvements tout s'altère et en même temps change de lieu. S'il en est ainsi, aucune qualité n'est fixe : couleur, saveur, odeur, tout s'écoule et s'échappe dans un perpétuel mouvement d'altération, et aucune qualité ne peut être déterminée par le langage. On ne saurait donc dire d'un homme qu'il voit plutôt qu'il ne voit pas, qu'il a telle sensation plutôt qu'il ne l'a pas. La sensation n'est pas plus sensation qu'autre chose ; elle n'est pas plus la science que le contraire de la science. Les qualités, même relatives, s'évanouissent dans une indétermination invincible ; non seulement il n'y a plus d'être, mais il n'y a pas même de devenir. Tous ces termes, par lesquels on essaie de déterminer un objet, portent en eux-mêmes leur contradiction. La seule expression qui reste, c'est : en aucune manière; ou plutôt, le silence seul convient devant ce flux éternel des choses ; il ne faut pas nommer les objets, ni ne faut pas même les montrer du doigt : il faut s'abandonner passivement au torrent qui emporte à la fois la nature et l'humanité. Telle est la légitime conclusion du système d'Héraclite. Protagoras invoqué ce système à l'appui du sien; et il ne s'aperçoit pas que sa propre doctrine est détruite par la preuve même qu'il en donne, que sa vérité disparaît, avec toute vérité, au milieu de la contradiction et de l'indétermination universelles. Concluons que la sensation ne peut se suffire à elle-même; elle contient en elle sa propre négation : si elle est seule, elle n'est rien. Pour exister, au moins faut-il qu'elle soit sentie. Au lieu de considérer seulement la surface de l'âme, pénétrons plus avant. Sous la multiplicité des sensations, pures manières d'être, la conscience n'aperçoit-elle pas l'unité de l'être? Toutes les impressions du dehors ne viennent-elles pas aboutir à un centre commun? Ce n'est point l'œil qui voit, ni l'oreille qui entend ; c'est l'âme qui voit et entend par le moyen des organes. « Il serait étrange, en effet, qu'il y eût en nous plusieurs organes des sens, comme dans des chevaux de bois, et que nos sens ne se rapportassent pas tous à une seule essence, qu'on l'appelle âme ou autrement, avec laquelle, nous servant des sens comme d'instruments, nous sentons tout ce qui est sensible (22). » Ainsi, la réalité que l'école ionienne accordait faussement aux sensations, il faut la leur retirer si on veut que les sensations elles-mêmes subsistent, car elles empruntent leur existence mobile et fugitive au principe permanent qui est leur centre commun. Il y a plus. Supposons que la sensation, réduite à elle-même, puisse encore subsister. Du moins elle ne pourra sortir de ses propres limites pour apercevoir les autres sensations, soit passées, soit présentes, et toute notion de rapport lui échappera. « Ce que tu sens par un organe, il t'est impossible de le sentir par un autre ; comme de sentir par la vue ce que tu sens par l'ouïe, ou par l'ouïe ce que tu sens par la vue. Si donc tu as quelque notion commune sur les objets de ces deux sens pris ensemble, ce ne peut être ni par l'un ni par l'autre organe que te vient cette idée collective. Or, la première idée que tu as à l'égard du son et de la couleur pris ensemble, c'est que tous les deux existent. Et aussi que l'un est différent de l'autre, et identique à lui-même. Que, pris conjointement ils sont deux, et que chacun pris à part est un. Toutes ces idées, par quel organe les acquiers-tu ? Car ce n'est ni par l'ouïe ni par la vue qu'on peut saisir ce que la couleur et le son ont de commun (23). » - « Il me paraît que nous n'avons point d'organe particulier pour ces sortes de choses; mais que notre âme examine immédiatement par elle-même ce que tous les objets ont de commun. - Tu juges donc qu'il y a des objets que l'âme connaît par elle-même, et d'autres qu'elle connaît par les organes du corps... Dans laquelle de ces deux classes ranges-tu l'être? Car c'est ce qui est le plus généralement commun à toutes choses? - Dans la classe des objets avec lesquels l'âme se met en rapport immédiatement et par elle-même. - En est-il de même de la ressemblance et de la dissemblance, de l'identité et de la différence? - Oui. - Et du beau et du laid, et du bien et du mal ? - Ces objets surtout sont du nombre de ceux dont l'âme examine l'essence en les comparant et en combinant en elle-même le passé et le présent avec le futur... - Ainsi donc, il est des choses qu'il est donné aux hommes et aux animaux de sentir, dès qu'ils sont nés : celles qui passent jusqu'à l'âme par l'organe du corps; au contraire, les réflexions sur les sensations, par rapport à leur essence et à leur utilité, on n'y arrive qu'à la longue, quand on y arrive, avec beaucoup de peine, de soins et d'études. - Assurément. - Mais est-il possible que ce qui ne saurait atteindre à l'essence, atteigne à la vérité? Aura-t-on jamais la science quand on ignore la vérité? - Le moyen, Socrate? - La science ne réside donc pas dans les sensations, mais dans la réflexion sur les sensations, puisqu'il paraît que c'est par la réflexion qu'on peut saisir l'essence et la vérité, et que cela est impossible par l'autre voie?... C'est à présent surtout que nous voyons avec la dernière évidence que la science est autre chose que la sensation (24). » La sensation, en effet, concentrée dans le moment présent et isolée en elle-même, ne peut nous fournir ces idées universelles et infinies d'existence, d'unité, d'identité, de bien et de beau, qui embrassent tous les objets, tous les lieux et tous les temps; idées nécessaires et absolues, qui se rapportent à l'essence des choses, par conséquent à la vérité même, et sans le secours desquelles il n'y a point de science possible. Où donc est l'origine de ces idées, tellement supérieures à la sensation que la sensation elle-même en a besoin pour être perçue, connue et conservée dans la mémoire? Si nous parvenions à découvrir cette origine, ne serions-nous pas remontés jusqu'à la source la plus haute de la science? - Maintenant du moins « nous sommes assez avancés pour ne plus chercher la science dans la sensation, mais dans une opération de l'âme, quel que soit le nom qu'on lui donne, par laquelle elle considère elle-même les objets (25). » II. L'opinion. La première solution qui se présente, c'est d'attribuer les idées d'être, d'unité, d'identité, et les autres principes de la science au travail logique de l'esprit sur les sensations. « Dans l'opinion, l'âme ne fait autre chose que s'entretenir avec elle-même, interrogeant et répondant, affirmant et niant. Or, quand elle se décide, que cette décision se fasse plus ou moins promptement, quand elle sort du doute et qu'elle prononce, c'est cela qu'il faut appeler avoir une opinion (26). » Le point de départ de l'opinion, la matière sur laquelle elle s'exerce, c'est la sensation, soit actuelle, soit conservée dans la mémoire (27). L'esprit s'adresse une question (28); il se demande quel rapport existe entre plusieurs sensations ou entre une sensation et une pensée, ou entre plusieurs pensées (29). Pour découvrir ce rapport, il revient sur ses souvenirs : c'est la réflexion; puis il les compare, et enfin il exprime le résultat de sa comparaison dans un jugement, sorte de parole intérieure qui met fin au doute, et prononce (30). Sensation, souvenir, réflexion, comparaison, jugement, tels sont les procédés de l'opinion proprement dite. Suffisent-ils à la science? Le souvenir ne crée pas la science, il la présuppose. De même, la réflexion n'est qu'une opération ultérieure et un retour de la pensée sur ce qu'elle possédait déjà. Peut-être la science est-elle dans le jugement comparatif? - D'abord, ce n'est pas la comparaison qui crée les deux termes du jugement; au contraire, pour que la comparaison soit possible, il faut que les deux objets à comparer soient donnés antérieurement et déjà connus en eux-mêmes. Supposons que ces éléments soient donnés; comment savoir si le rapport établi entre eux par le jugement est conforme aux trois rapports des choses? Pour le savoir, il faudrait une comparaison nouvelle entre la réalité et notre pensée, entre l'objet représenté et l'idée qui le représente. Cette comparaison, à son tour, n'a de valeur qu'autant que les deux termes sont parfaitement connus en eux-mêmes. Donc, pour comparer notre pensée à l'objet réel, il faut déjà connaître cet objet et le bien connaître; on aboutit ainsi à un cercle vicieux. Si la vérité et la science consistaient dans un rapport de convenance entre un sujet et un attribut, l'erreur se réduirait à une méprise. Ce faux jugement consisterait à prendre une chose pour une autre et à affirmer ainsi un rapport inexact entre les deux termes de la comparaison. Or, supposez ces deux termes également inconnus, il est clair que la méprise sera impossible; supposez que l'un soit connu et que l'autre ne le soit pas, l'impossibilité sera la même, car on ne peut comparer une chose que l'on connaît à une autre chose dont on n'a pas même l'idée. Il faut donc que les deux termes de la comparaison soient préalablement connus; mais alors comment les confondre l'un avec l'autre? Il faut admettre, pour expliquer une telle confusion, que l'on connaît et que l'on ne connaît pas tout ensemble le même objet. L'erreur est donc aussi inexplicable que la science, et on ne peut les distinguer l'une de l'autre si on est réduit à juger toutes choses par comparaison (31). L'impuissance de cette espèce de jugement apparaîtrait avec bien plus d'évidence encore, si on lui demandait d'expliquer les notions universelles d'être, d'identité, de différence et les autres idées pures. Dans la comparaison, la pensée cherche la ressemblance ou la différence; et si elle les cherche, elle en a donc déjà la notion. L'être, l'égalité, l'inégalité, la ressemblance, la différence, sont comme des types sur lesquels se règle le jugement pour prononcer que tel objet existe, qu'il est égal à tel autre objet ou qu'il lui est inégal. De là encore la nécessité d'un savoir antérieur à toute comparaison. Au-dessus du jugement comparatif, au-dessus de l'opinion vraie, se trouve l'opinion accompagnée d'explication et de notion, δοξὰ μετὰ λόγου, qui a plus de portée que la première; peut-être est-ce là que nous découvrirons enfin l'origine de la science. La notion est due à la définition, qui est de trois sortes: 1° La définition de mots consiste à exprimer en termes précis l'objet que l'on conçoit, en sorte qu'il se peigne dans la parole comme dans un miroir. Demande-t-on, par exemple, qu'est-ce qu'un char? On pourra répondre : ce sont des roues, un essieu, des ailes, des jantes, un timon. Mais, outre que cette espèce de définition présuppose encore la connaissance de l'objet, on peut exprimer en termes précis l'erreur comme la vérité (32). 2° La définition d'un tout par ses éléments. Elle consisterait, par exemple, à énumérer par ordre toutes les pièces du char. C'est une division, une analyse qui aboutit à des éléments simples et indivisibles. Or, de deux choses l'une: ou bien ces éléments échappent à la connaissance, et alors, en définissant an objet, vous le définissez par l'inconnu. En ce cas. la science se résout dans l'ignorance. Ou bien les éléments, quoique simples et indécomposables, tombent cependant sous la connaissance, et alors ce n'est pas la définition qui les fait connaître. 3° La troisième espèce de définition se fait par la différence; exemple: Le soleil est le plus brillant de tous les corps célestes qui tournent autour de la terre. Cette définition est supérieure à la précédente. Se borner à l'énumération de tous les éléments, de toutes les qualités d'un objet, ce n'est pas distinguer les qualités propres des qualités communes; l'objet demeure donc comme absorbé dans le genre dont il fait partie. Aussi la définition, pour être complète, doit-elle ajouter au genre les différences. Est-ce là enfin la science véritable? Non encore; car pour assigner la différence d'un objet, il faut déjà connaître cet objet, et le connaître dans ce qu'il a de propre; autrement il demeurerait confondu avec tous les autres et ne serait pas plus qu'un autre l'objet de la pensée. Donc, pour distinguer un objet des autres par la définition, il faut déjà l'avoir distingué de tous les autres par une vue préalable et immédiate. Nous retombons dans le même cercle vicieux. Ainsi le jugement par définition ne dorme pas plus la science que le jugement comparatif; et en général, tout jugement qui est le produit de la réflexion suppose des notions spontanées auxquelles il s'applique. Qu'il s'agisse de comparaison, de division, de définition, peu importe. Juger, c'est toujours établir des rapports entre plusieurs termes. Il y a donc deux choses à considérer dans le jugement : les deux termes et le rapport. Les deux termes ont besoin d'être préalablement connus; les rapports sont des relations d'identité, de différence, d'égalité, d'inégalité, ou encore des relations de substance et de mode, de cause et d'effet, etc. Ces rapports sont universels, absolus, nécessaires, quels que soient les termes qui les unissent; et tout jugement n'est que l'application de ces rapports généraux à deux termes particuliers. Diriez-vous que telle chose est, si vous ne possédiez pas déjà en vous-même, sous une forme plus ou moins obscure, cette idée de l'existence qui dépasse de l'infini les êtres bornés auxquels nous l'appliquons, et qui semble un modèle idéal dont nous retrouvons l'imparfaite image dans les objets particuliers? Tout jugement implique cette idée, et aucun jugement ne la donne (33). De même, pourrions-nous juger, si nous ne possédions pas les notions d'identité et de différence? L'affirmation ne suppose-t-elle pas que ce qui est est, et qu'une même chose ne peut tout à la fois être et n'être pas sous le même rapport. Ce qui est, dit Platon dans le Sophiste, est identique à soi-même et autre que les autres choses. Ainsi l'intelligence affirme, antérieurement à tout jugement, l'identité intime et essentielle de l'être, et l'impossibilité où il est de recevoir son contraire (34). A quelque point de vue qu'on se place, qu'il s'agisse des termes ou des rapports, l'opération logique du jugement ne donne qu'une science dérivée et empruntée. « L'opinion est à la science ce que l'image est à l'objet (35). » Où donc trouver la science primitive, la science immédiate qui se suffit à elle-même, qui contient en elle sa propre raison et donne la raison de toutes les autres connaissances ? De la sensation à l'opinion vraie, de l'opinion vraie à l'opinion raisonnée, nous avons cherché vainement la science. Elevons-nous plus haut encore, et de l'opinion raisonnée passons au raisonnement pur (36). III. La pensée discursive. La διάνοια ou pensée discursive, c'est la déduction, principalement celle des géomètres, avec tous ses procédés accessoires : définitions où l'on pose des principes (ὑποθέσεις), figures dont on s'aide en raisonnant (εἰκόνες), etc. Dans les mathématiques, « l'âme se sert des données du monde sensible comme d'autant d'images, en partant de certaines hypothèses, non pour remonter au principe, mais pour descendre à la conclusion... Les géomètres et les arithméticiens supposent deux sortes de nombres, l'un pair, l'autre impair, les figures, trois espèces d'angles; et ainsi du reste, selon la démonstration qu'ils cherchent. Ces hypothèses une fois établies, ils les regardent comme autant de vérités que tout le monde peut reconnaître, et n'en rendent compte ni à eux-mêmes ni aux autres; enfin, partant de ces hypothèses, ils descendent par une chaîne non interrompue de propositions, en demeurant toujours d'accord avec eux-mêmes, jusqu'à la conclusion qu'ils avaient dessein de démontrer... Ils se servent sans doute de figures visibles et raisonnent sur ces figures; mais ce n'est point à elles qu'ils pensent, c'est à d'autres figures représentées par celles-là. Par exemple, leurs raisonnements ne portent pas sur le carré, ni sur la diagonale, tels qu'ils les tracent, mais sur le carré tel qu'il est en lui-même avec sa diagonale. J'en dis autant de toutes sortes de formes qu'ils représentent, soit en relief, soit par le dessin. Les géomètres les emploient comme autant d'images, et sans considérer autre chose que ces autres figures dont j'ai parlé, qu'on ne peut saisir que par la pensée, διάοίᾳ. Ces figures, j'ai dû les ranger parmi les choses intelligibles; pour les obtenir, l'âme est contrainte de se servir d'hypothèses, non pour aller jusqu'au premier principe; car elle ne peut remonter au delà de ses hypothèses (ὡς πὀ δυναμένην τῶν ὑποθέσεων ἀνωτέρω ἐκβαίνειν); mais elle emploie les images qui lui sont fournies par les objets terrestres et sensibles, en choisissant toutefois parmi ces images celles qui, relativement à d'autres, sont regardées et estimées comme ayant plus de netteté. - Je conçois que tu parles de ce qui se fait dans la géométrie et les autres sciences de cette nature... Ces arts ont pour principes des hypothèses, et ils sont bien obligés de se servir du raisonnement (διάνοια) et non des sens (αἰσθήσεσιν) ; mais ne remontant pas au principe (μὴ ἐπ' άρχὴν ἀνέλθοντες) et partant au contraire d'hypothèses (ἐξ ὑποθέσεων), ils ne te semblent pas appartenir à l'intelligence (νοῦν ἴσχειν), bien qu'ils devinssent intelligibles avec un principe (καίτοι νοητῶν ὄντων μετὰ ἀρχῆς); et tu appelles connaissance raisonnée celle qu'on acquiert au moyen de la géométrie et des autres arts semblables, et non pas intelligence, cette connaissance étant comme intermédiaire entre l'opinion et la pure intelligence. - Tu as fort bien compris ma pensée (37). » La διάνοια est donc, sans aucun doute, le raisonnement géométrique, la déduction ; et Platon croit que la véritable science n'est pas encore là. Résumons les raisons qu'il en donne. La méthode géométrique comprend quatre procédés : 1° les images sensibles ou figures (εἰκόνες); 2° le raisonnement déductif (διάνοια) ; 3° les principes du raisonnement (ὑποθέσεις, ἀρχαί); 4° la loi du raisonnement : à savoir l'absence de toute contradiction (ὁμολογουμενῶς), en d'autres termes l'axiome d'identité. La déduction descend du principe à la conséquence, et ne peut remonter plus haut (ἀνωτέρω ἐκβαίνειν). Simple analyse, elle ne sort pas des limites où elle s'est comme enfermée ; elle explore et creuse un domaine dont elle ne saurait reculer les bornes. En d'autres termes, elle suppose des principes. C'est aux principes que le raisonnement emprunte sa valeur absolue. Une déduction exacte peut aboutir à une conclusion fausse. Le raisonnement ne contient par lui-même ni vérité ni fausseté, ou du moins il n'a qu'une valeur intrinsèque, relative, qui vient de ce qu'il est ou n'est pas conforme à sa loi propre. Cette loi, nous l'avons vu, c'est l'accord de la pensée avec elle-même, ὁμολογουμενῶς. De même que le jugement établissait un rapport entre plusieurs notions, le raisonnement établit un rapport entre plusieurs jugements. C'est le rapport du même au même; c'est la loi de l'identité qui veut que l'être véritable ne puisse recevoir son contraire. Les contraires sont mêlés dans la sensation, où se confondent le grand et le petit, la ressemblance et la différence, le beau et le laid. Par le jugement, par le raisonnement, par toutes les opérations logiques, la pensée sépare ce que la sensation réunit. Au lieu de cette opposition, elle veut l'harmonie; sous cette contrariété, elle cherche l'unité. Elle sait donc déjà que l'unité existe; elle le sait puisqu'elle la cherche; et ce n'est pas aux sens, ce n'est pas au jugement, ce n'est pas au raisonnement qu'elle doit cette science. Ces grandes, notions de l'existence, de la vérité, de l'identité, qui sont les lois de toute opération logique, ne peuvent elles-mêmes résulter de ces opérations, puisque l'esprit humain tournerait ainsi dans un cercle vicieux. On le voit, la déduction n'emprunte pas seulement à des principes supérieurs sa vérité absolue ; elle leur emprunte jusqu'à cette vérité imparfaite et relative qui résulte de sa conformité avec sa loi; car cette loi elle-même, cette loi de l'identité et de l'unité, qu'est-ce autre chose qu'un principe? Laissons donc de côté le raisonnement lui-même et considérons les principes dont le raisonnement dérive. Certes, c'est dans la région des principes, c'est dans le domaine de la νόησις, que nous trouverons la science, si la science existe. IV. La pensée intuitive. Les mathématiques ont pour principes les définitions du nombre, de la figure, du triangle, du cercle et autres objets semblables. Le géomètre les représente par des images sensibles; mais tandis que ses yeux se fixent sur les figures matérielles, sa pensée est ailleurs. Il pense au triangle idéal, au cercle idéal, aux nombres idéaux, et il développe par le raisonnement tout ce que contiennent ces principes intelligibles. Seulement, il ne se rend pas compte à lui-même et il ne rend pas compte aux autres des principes qu'il a posés : il les admet, mais il ne les vérifie pas. Ils ne sont pour lui que des hypothèses; car, tout ce qui n'est pas par soi-même intelligible, tout ce qui n'a pas en soi-nième sa raison, ne satisfait pas entièrement l'esprit et conserve un caractère d'incertitude; la pensée demande encore quelque chose au delà, elle veut s'élever plus haut, et tant qu'elle n'est pas remontée à un principe inconditionnel et absolu , elle comprend qu'elle n'est pas encore en possession de la véritable science. Ce que ne fait pas le mathématicien, - rendre compte des principes sur lesquels il s'appuie, - le philosophe doit le faire. Quelle est donc la vraie nature des conceptions géométriques : cercle, triangle,. figures et nombres ? Comment ces conceptions naissent-elles dans l'esprit? Nous savons que la déduction les suppose, et par conséquent ne les explique pas. Il faut chercher ailleurs leur origine. I. Les conceptions géométriques ont pour premier caractère la généralité, τὸ καθόλου. L'opération intellectuelle dont elles sont le produit aura donc elle-même pour premier caractère de s'élever du particulier au général: elle impliquera la généralisation, « qui réunit les objets multiples sous l'unité de la notion universelle pour aboutir ainsi à une définition (38). » On reconnaît le procédé familier à Socrate, l'induction (ἐπαγωγή), qui conduit par la généralisation à une définition universelle (τοὺς ἐπακτικοὺς λόγους καὶ τὸ ὁρίζεσθαι καθόλου) (39). C'est l'induction qui fournit à la déduction ses principes, car pour descendre du général au particulier, il faut bien concevoir préalablement le général. La déduction la plus simple, la plus élémentaire, suppose une induction antérieure : pour raisonner sur l'homme, sur l'animal, sur le bien, sur la justice, sur les figures, sur les nombres, il faut concevoir tons ces objets sous la forme de l'universel : il faut généraliser. Tant l'induction est supérieure à la déduction ! Socrate le comprenait, et il voyait dans l'induction la science même (40). Platon approfondit à son tour la nature du procédé socratique : et à ses yeux, l'induction est très voisine de la science, si voisine qu'elle se confond presque avec elle ; cependant, elle n'est pas encore la science. C'est ici que le disciple va se séparer du maître; c'est ici que la théorie des Idées va commencer. L'induction a pour point de départ les données des sens. « C'est par la vue, c'est par le toucher, c'est par l'ouïe, dit Platon, qu'il faut débuter; toute autre voie est impraticable (41). » Point de généralisation possible sans la perception des objets particuliers ; pour concevoir l'unité, τὸ ἓν ἐπὶ πολλοῖς, il faut avoir perçu le multiple. Est-ce à dire que l'idée générale soit un simple. résumé des sensations individuelles, et dans cette recherche des principes de la science, serions-nous ramené après un long détour à notre point de départ, la sensation ? Il faudrait pour cela qu'il n'y eût rien de plus dans l'idée générale que dans les diverses perceptions qui l'ont fait naître. Or, il y a dans l'idée générale un élément tout à fait nouveau ; je veux dire la généralité même. La généralité n'est dans aucune sensation particulière : rien de plus évident. Elle n'est pas non plus dans une certaine somme de sensations. Toute somme, en effet, est finie et multiple. La généralité, au contraire, implique à la fois l'infinité et l'unité. Une notion générale n'a-t-elle pas une extension sans limites? La notion du cercle, par exemple, ne convient-elle pas, non seulement à un certain nombre de cercles, mais à tous les cercles réels ou possibles? Vous n'avez cependant aperçu par les sens qu'un nombre limité d'objets ayant la forme circulaire; ajoutez-les l'un à l'autre, vous n'obtiendrez rien d'infini et d'universel. De plus, toute somme est multiple, tandis que l'idée générale est une. Réunissez et confondez dans votre mémoire un nombre quelconque de. sensations, et vous obtiendrez une image vague dont la multiplicité se refusera à toute détermination, par conséquent à toute définition. L'image ne se définit pas plus que la sensation elle-même dont elle n'est que le souvenir indécis et à demi effacé : c'est une ombre inférieure en netteté à l'objet qu'elle représente; c'est un reflet affaibli dont les contours sont insaisissables. L'idée, au contraire, est nette et précise : elle peut se définir, elle est le principe même de la définition. Ainsi, par sa généralité infinie, elle est au-dessus de tout nombre ; elle embrasse le présent, le passé et l'avenir ; elle satisfait la pensée qui ne se repose que dans l'universel. Mais en même temps, par son unité et sa détermination, elle offre une prise à la définition et à la science. Infinie et finie, multiple et une tout ensemble, la notion générale réunit en elle-même le principe de l'identité et le principe de la distinction. Ce n'est pas l'identité pure, chose supérieure ; ce n'est pas non plus la diversité pure; c'est un terme intermédiaire, qui dépasse la sensation par son infinité et sa simplicité, mais qu'il faut dépasser lui-même pour remonter à un principe plus élevé encore. Au-dessus de la notion générale, il y a les principes mêmes de la généralité, je veux dire l'infini et l'universel, l'unité et l'identité, la distinction et la différence, tous ces principes enfin que nous avons déjà vus apparaître comme conditions du jugement et du raisonnement, et qui nous apparaissent de nouveau comme conditions essentielles de la généralisation et de l'induction. Socrate avait donc tort de s'arrêter à la notion générale, ou du moins de la laisser confondue avec les objets qui la font naître, comme si elle ne contenait pas un élément nouveau et parfaitement séparé de toutes les données sensibles; comme si elle était le produit d'un simple travail logique appliqué aux sensations. Sans doute, elle est due au travail de l'esprit; mais pour accomplir ce travail, l'esprit a besoin de données supérieures, qu'il faut poser à part (διορίζειν). La généralisation la plus simple et la plus élémentaire, par cela même qu'elle communique à son produit un caractère de généralité, implique la conception de l'universel dans son unité et son infinité. II. Que sera-ce, si les notions des genres offrent à l'esprit, outre leur caractère d'universalité, un caractère de perfection? Dans les idées de cercle, de triangle, de nombres et de figures idéales, nous avons considéré seulement ce qu'on appellera plus tard l'extension et la quantité de l'idée. Considérons maintenant avec Platon la qualité. A ce nouveau point de vue, le contraste de la notion avec la sensation ou avec l'image sensible est encore plus incontestable. La notion a pour caractère essentiel ce que Platon appelle la: pureté sans mélange, τὸ καθαρόν, τὸ εἰλικρινές, τὸ τέλειον, c'est-à-dire cette perfection d'une qualité qui exclut radicalement son contraire, et à laquelle ne vient se mêler aucun défaut. De même que la blancheur par excellence, la blancheur parfaite, c'est celle qui est pure et sans mélange, de même le cercle parfait, le triangle véritable, la vraie beauté, la vraie justice, excluent toute qualité contraire et tirent toute leur excellence de leur pureté absolue (42). En est-il ainsi de la sensation? ou plutôt, les objets qui frappent nos sens ne sont-ils pas le plus souvent un mélange imparfait ides contraires? N'est-ce pas leur imperfection même qui nous force à concevoir la perfection? N'est-ce pas leur mélange de beauté et de laideur, de grandeur et de petitesse, de multiplicité et d'unité, qui nous fait penser, par contraste, à la beauté pure; la grandeur absolue, à l'unité véritable? Ce sont les contradictions des sens qui étonnent et éveillent la pensée; et cet étonnement fécond engendre la science : Iris est fille de Thaumas. Les perceptions des sens sont de deux sortes : « Les unes n'invitent point l'entendement à la réflexion, parce que les sens en sont juges compétents; les autres sont très propres à l'y inviter, parce que les sens n'en sauraient porter un jugement sain... J'entends comme n'invitant point l'entendement à la réflexion tout ce qui n'excite point en même temps cieux sensations contraires; et je tiens comme invitant à la réflexion tout ce qui fait naître cieux sensations opposées... voilà trois doigts ; le petit, le suivant et celui du milieu. Chacun nous parait également un doigt; peu importe à cet égard qu'on le voie au milieu ou à l'extrémité, blanc ou noir, gros ou menu, et ainsi du reste. Rien de tout cela n'oblige l'âme à demander à l'entendement ce que c'est. précisément qu'un doigt; car jamais la vue n'a témoigné en même temps qu'un doigt fût autre chose qu'un doigt. « Mais quoi? la vue juge-t-elle. bien de la grandeur ou de la petitesse, de ces doigts..: ou de la grosseur et de la finesse, de la mollesse et de la dureté au toucher? En général, le rapport des sens sur tous ces points n'est-il pas bien défectueux? Le sens destiné à juger ce qui est dur ne peut le faire qu'après s'être préalablement appliqué à ce qui est mou, et il rapporte à l'âme que la sensation qu'elle éprouve est en même temps une sensation de dureté et de mollesse. N'est-il pas inévitable alors que l'âme soit embarrassée de ce que peut signifier une sensation qui lui dit dur, quand la même sensation dit aussi mou? De même pour la pesanteur et la légèreté... Ce n'est donc pas à tort que l'âme, appelant à son secours l'entendement et la réflexion, tâche alors d'examiner si chacun de ces témoignages porte sur une seule chose ou sur deux? Et si elle juge que ce sont deux choses, chacune d'elles ne lui paraîtra-t-elle pas une et distincte de l'autre? » (Par exemple la grandeur lui semblera une, et distincte de la petitesse ; ce sera la grandeur sans mélange de petitesse, dans son unité, sa simplicité, sa pureté). « Si donc chacune de ces choses lui paraît une, et l'une et l'autre deux, elle les concevra toutes deux à part » (elle concevra la grandeur à part de la petitesse), « car si elle les concevait comme n'étant pas séparées, ce ne serait plus la conception de deux choses, mais d'une seule » (et il faudrait dire que la grandeur et la petitesse ne font qu'un). « La vue, disions-nous, aperçoit la grandeur et la petitesse comme des choses non séparées, mais confondues ensemble. Et pour éclaircir cette confusion, l'entendement, au contraire de la vue, est forcé de considérer la grandeur et la petitesse, non plus confondues, mais séparées l'une de l'autre. Voilà ce qui nous fait naître la pensée de nous demander à nous-mêmes ce que c'est que grandeur et petitesse... C'est ce que je voulais te faire entendre, lorsque je disais que, parmi les sensations, les unes appellent la réflexion, à savoir celles qui sont enveloppées avec des sensations contraires, et les autres ne l'appellent point, parce qu'elles ne renferment pas cette contradiction. A laquelle de ces deux classes rapportes-tu le nombre et l'unité? - Je n'en sais rien. - Juges-en par ce que nous avons dit. Si nous obtenons une connaissance satisfaisante de l'unité par la vue ou par quelque autre sens, cette connaissance ne saurait porter la pensée vers l'être, comme nous le disions tout à l'heure du doigt » (l'être, en effet, ou l'essence, objet de la science, exclut cette multiplicité et cette indétermination qui résulte du mélange des contraires). « Mais si l'unité offre toujours quelque contradiction, de sorte que l'unité ne paraisse pas plus unité que multiplicité, il est alors besoin d'un juge qui décide ; l'âme se trouve nécessairement embarrassée, et réveillant en elle l'entendement, elle est contrainte de faire des recherches et de se demander ce que c'est que l'unité; c'est à cette condition que la connaissance de l'unité est une de celles qui élèvent l'âme et la tournent vers la contemplation de l'être. » « C'est là précisément ce qui arrive dans la perception de l'unité par la vue; nous voyons la même chose à la fois une et multiple jusqu'à l'infini. Ce qui arrive à l'unité n'arrive-t-il pas aussi à tout nombre quel qu'il soit? - Oui. - Or la science du calcul et l'arithmétique ont pour objet le nombre? - Sans contredit. - Elles conduisent par conséquent à la connaissance de la vérité (43). » Elles y conduisent; mais elles ne sont pas cette connaissance même. Elles occupent une région intermédiaire entre la région des sens et le domaine de la science pure. Il en est de même de la géométrie, de l'astronomie, et de toutes les études qui ont pour objet des notions revêtues du double caractère de l'universalité et de la pureté absolues des (genres ou des types) et qui ont par cela même pour instrument la généralisation ou induction. Le point de départ de ces études, ce sont les données sensibles, dans lesquelles il n'y a rien de pur, de parfait, d'un et d'identique. La même chose est grande et petite suivant le point de vue ; elle est belle et laide, bonne et mauvaise. Il n'y a rien là que de relatif, et la pensée n'en peut rien affirmer que par comparaison. Mais ce relatif suppose l'absolu ; ces affirmations par comparaison supposent une affirmation pure et simple, portant sur des objets fixes, ayant leur essence propre, déterminés en eux-mêmes, au lieu d'être déterminables seulement par rapport à d'autres objets. Pas de science possible, si l'induction ne vient généraliser et purifier les données sensibles, en les ramenant, sous le rapport de l'extension, à l'unité de l'universel, et sous le rapport de la qualité, à l'unité, du parfait, exclusive de tout mélange. Mais l'induction, à son tour, n'est possible que par l'application aux choses sensibles de certains principes de généralité et de perfection, en un mot d'Unité. Ces principes, l'induction ne les fait pas ; elle les reçoit d'ailleurs et les applique. La science n'est pas dans' l'induction, mais dans les principes qui rendent l'induction possible ; elle n'est pas clans les opérations logiques, mais dans les principes métaphysiques qui sont les conditions nécessaires de ces opérations. Approfondissons la nature de ces principes de la science, si nous voulons savoir enfin en quoi consiste la science. III. « Il y a plusieurs choses que nous appelons belles, et plusieurs choses, bonnes; c'est ainsi que nous désignons chacune d'elles. - Oui. - Et le principe de chacune, nous l'appelons le beau, le bien; et nous faisons de même de toutes les choses que nous avons considérées tout à l'heure dans leur variété, en les considérant sous un autre point de vue, dans l'unité de l'idée générale à laquelle chacune d'elles se rapporte (44). » La pensée ne peut être satisfaite par la considération de tel objet beau, de tel objet bon; car la beauté, la bonté des choses particulières, est mêlée de laideur et de méchanceté. La pensée conçoit donc nécessairement un principe du beau et un principe du bien. Ce principe devra exister partout où il y a quelque degré de beauté et de bonté : car la cause est partout où est l'effet; elle contient même la raison, .non-seulement des effets actuels, mais encore des effets passés ou à venir, et même des effets purement possibles. Le bien et le beau, qui se trouvent clans les objets particuliers, supposent donc un principe qui contienne dans son sein l'origine du réel et du possible, du présent, du passé et de l'avenir. Ce principe, en d'autres termes, est d'une généralité absolue et infinie, et par là, il est un. C'est quelque chose d'identique à soi-même, malgré la diversité des objets qui en dérivent, ou plutôt à cause de cette diversité même. Tel est le premier caractère que l'esprit attribue nécessairement au principe du beau et au principe du bien : l'unité de l'universel. Ce n'est pas tout. Comment pourrions-nous juger que tel objet est beau ou bon, et surtout que celui-ci est supérieur à celui-là sous le rapport de la beauté et de la bonté, si nous ne concevions pas, derrière cette multiplicité. de degrés dans le bien et dans le beau, l'unité d'un principe toujours égal à lui-même. Ce qui fait les degrés divers du bien et du beau dans les objets particuliers, c'est que ces qualités y sont confondues avec des qualités contraires; elles n'ont, dans les objets sensibles, ni pureté ni simplicité. Or, il n'en peut être ainsi du principe même qui produit le bien et le beau. Le principe du bien produit le bien seul, et non le mal; autrement il serait faux de dire qu'il est le principe du bien; ce ne serait même pas un principe, mais je ne sais quoi d'indéterminé et d'indifférent à tous les contraires. Donc nous ne concevons le bien imparfait, multiple, relatif et comme impur, qu'à la condition de concevoir un principe où le bien soit parfait, simple, pur et sans degrés, parce qu'il est sans mélange. Il en est de même du beau, et les divers degrés de la beauté imparfaite ne sont intelligibles que, par la beauté parfaite et sans degrés. « Nous rapportons nos sensations à ces notions primitives que nous trouvons en nous et qui nous servent d'exemplaires (45). » Les principes chu bien et du beau, outre leur universalité, ont donc pour second caractère l'absolue perfection. Cette perfection résulte de leur unité même ; la beauté une et simple, c'est la beauté sans mélange de laideur. « Formons-nous l'idée suivante de toutes lés choses que nous appelons pures... Comment et en quoi consiste la pureté de la blancheur? Est-ce dans la grandeur et la quantité? ou bien en ce qui est tout à fait sans mélange, et où il ne se trouve aucune trace d'aucune autre couleur? - Il est évident que c'est en ce qui est parfaitement dégagé de tout mélange. - Fort bien. Ne dirons-nous pas que ce blanc est le plus vrai et en même temps le plus beau de tous les blancs, et non pas celui qui serait en plus grande quantité ou plus grand? - Oui, et avec beaucoup de raison (46). » - Aussitôt donc que vous concevez une qualité sous le point de vue de l'unité absolue, vous lui communiquez deux caractères qu'elle n'avait pas d'abord : elle devient d'une généralité sans limites, et par là même d'une pureté et d'une perfection absolues. Demande-t-on maintenant quel nom il faut donner au principe dé la beauté et de la bonté répandues dans les choses possibles ? Comment l'appellerait-on, si ce n'est le beau, si ce n'est le bien? Ce n'est plus telle beauté, telle bonté particulière; tout ce qui exprime la variété, la multiplicité de degrés et de manières d'être, ne convient point à un principe immuable et identique; il est le beau, il est le bien? dans leur simplicité sublime, et tout ce qu'on ajouterait à ces expressions ne pourrait que détruire l'unité absolue des premiers principes. Disons-le donc encore une fois : « Il y a plusieurs choses que nous appelons belles et plusieurs choses bonnes. Et le principe de chacune, nous l'appelons le beau, le bien; et nous, faisons de même de toutes les choses que nous avons considérées tout à l'heure dans leur variété, en les considérant sous un autre point de vue, dans l'unité de l'idée à laquelle chacune d'elles se rapporte. Veut-on d'autres exemples? Nous ne concevons l'égalité qui se trouve entre un arbre et un arbre, entre une pierre et une pierre, que par la conception de l'égalité en soi, qui est en dehors de tous ces objets et ne varie pas comme eux. « Les pierres, les arbres, ne nous paraissent-ils pas tantôt égaux, tantôt inégaux, bien que souvent ils ne subissent par eux-mêmes aucune modification? - Assurément. - Mais quoi, ce qui est égal en soi t'a-t-il quelquefois paru inégal, ou l'égalité te paraît-elle inégalité? - Jamais. - L'égalité et ce qui est égal ne sont donc pas la même chose. » L'égalité en soi, c'est celle qui a pour caractère l'unité absolue. Elle est donc égalité et rien autre chose : par là elle est pure et parfaite. De plus, elle est présente dans son unité partout où il y a quelque degré d'égalité, et sous ce rapport elle est universelle. » Ce que nous disons ici ne concerne pas plus l'égalité que le beau en soi, le bien, la justice, la sainteté. » Joignons-y les notions de l'être, de l'identité, de la différence, que supposent le jugement et le raisonnement. Toutes ces notions expriment un principe d'unité dans la multitude des choses particulières : τὸ ἓν ἐπὶ πολλοῖς. Mais elles-mêmes sont multiples encore : elles contiennent des éléments divers. Là où la simplicité n'est pas absolue, l'esprit sent le besoin d'un principe supérieur. Les genres et les types ne sont .donc pas parfaitement intelligibles en eux-mêmes; ils conservent un caractère hypothétique qui force l'esprit à les dépasser pour s'élever toujours plus haut; ils ne seront complètement intelligibles qu'une fois ramenés à leur principe : νοητῶν ὄντων μετ' ἀρχῆς. Toutes les notions où l'unité n'est pas absolue sont pour le philosophe « des hypothèses qu'il regarde comme telles, et non comme des principes, et qui lui servent de degrés et de points d'appui pour s'élever jusqu'à un premier principe qui n'admet plus d'hypothèse. » Or, ce qu'il y a de commun dans tous les genres, c'est la généralité infinie; dans tous les types, c'est la perfection infinie. Et qu'est-ce que la généralité infinie? Nous l'avons vu, c'est l'unité absolue sous le rapport de la quantité et de l'extension. Qu'est-ce que la perfection infinie? - C'est l'unité absolue sous le rapport de la qualité; - c'est la simplicité excluant tout mélange. Le premier principe est donc conçu comme unité; et d'un autre nom, c'est le parfait, le bien par excellence : τὸ ἀγαθόν. Là se repose la pensée après sa marche dialectique; là est le principe suprême de la science. Il faut donc bien l'avouer : au-dessus de toutes les opérations logiques, ascendantes ou descendantes, inductives ou déductives, il y a des principes d'unité auxquels l'induction et la déduction sont également suspendues, et que l'esprit impose aux objets sensibles, loin de les recevoir de la sensation. Ces principes eux-mêmes peuvent se ramener à un principe unique, dernier terme de la science. Le dernier, - et en même temps le premier! C'est là qu'elle arrive ; mais c'est de là qu'elle était partie. Jugement, définition, division, raisonnement, toute opération logique aboutit à l'unité; mais en même temps elle la suppose. Elle implique l'obscure et confuse notion de l'universel et du parfait, qu'elle ne fait qu'éclaircir. Comment donc l'esprit est-il entré en possession de ce principe qui rend tout le reste intelligible et d'où dérive la connaissance tout entière? IV. C'est à la vue des choses belles que nous concevons le beau, qui pourtant en diffère; c'est à la vue des choses bonnes que nous concevons le bien, qui ne peut être confondu avec les objets où il se trouve. La sensation est donc l'occasion qui nous fait concevoir les principes, l'occasion et non la cause. « Mais, quand la vue d'une chose nous fait penser à une autre, il y a nécessairement réminiscence. » Ainsi l'ami pense à son ami en voyant la lyre dont il a coutume de faire usage. Le portrait fait penser à l'original, et les objets sensibles font penser aux types intelligibles dont ils offrent l'imparfaite image. Concevoir la beauté, la bonté, la justice, ne semble donc être autre chose qu'un souvenir. De même que la mémoire conserve chaque idée, mais sous une forme obscure et implicite, jusqu'au moment où la vile de quelque objet, par son rapport avec cette idée, la réveille et la force à se manifester; de même, il y a dans l'âme une faculté qui conserve les principes sous une forme obscure, jusqu'au moment où la vue du monde extérieur les éveille, les excite, les produit au grand jour. Le souvenir sera-t-il donc le fait primitif de la vie intellectuelle? Sera-t-il la science, la seule véritable science? - Non, cela est impossible et contradictoire. On se souvient seulement de ce que l'on connaît déjà; le souvenir, pomme toute réflexion, comme toute opération de l'esprit, suppose un acte primitif de pensée, et comme une prise de possession immédiate par laquelle l'intelligence s'est emparée de l'intelligible. Cette vision sans intermédiaire, cette vision face à face de la beauté, de la justice, de l'unité et du bien, dans laquelle la pensée et son objet sont unis et se pénètrent l'un l'autre comme se pénètrent l'œil et la lumière, c'est l'intuition, c'est la raison pure, c'est la νόησις . Que cette connaissance immédiate de la vérité par la pensée ait eu lieu dans la vie présente ou dans une vie antérieure, c'est un point secondaire; ce qui est certain, c'est qu'elle a eu lieu. Au-dessus des procédés multiples de la logique, comme au-dessus des contradictions de nos sens, se trouve nécessairement .l'unité de l'intelligence et de l'intelligible dans l'intuition. Voilà cette science primitive que nous chef chions vainement et dans le domaine des sens et dans le domaine des opérations logiques. Qu'est-ce que la science? demandions-nous ; est-ce la sensation? est-ce l'opinion? est-ce la pensée discursive? - Et aucune de ces réponses ne pouvait satisfaire notre pensée, car la pensée ne se reconnaît pas dans les opérations des sens ni dans les opérations de la logique : images imparfaites d'elle-même, miroirs incomplets et infidèles où elle ne peut se réfléchir tout entière dans son unité. La pensée ne se reconnaît que dans l'immédiate intuition de la vérité infinie. Qu'est-ce que la science? - Nous pouvons maintenant répondre: La science, c'est l'intuition ; c'est l'intelligence saisissant l'intelligible sans aucun intermédiaire et ne faisant qu'un avec son objet. - Et ce n'est pas là, sans doute, une définition logique de la science; car on ne définit pas ce qui est primitif; on ne décompose pas ce qui est simple. Dans toute prétendue définition de la science, on introduira les mots mêmes de savoir, de connaissance, de pensée. La raison ne se définit pas à elle-même ; elle a seulement conscience d'elle-même; et toute explication logique de la science n'en donnerait pas l'idée à celui qui ne posséderait pas déjà cette idée primitive et irréductible, cette idée de la science, qui n'est pas distincte de la science même (46). Mais, si de simples synonymes, si de simples éclaircissements métaphysiques peuvent remplacer la définition logique, disons alors que la science est la connaissance de l'unité par le multiple; que l'unité a cieux noms divers qui expriment son rapport avec les diverses espèces de multiplicité : l'un est l'universel; l'un est aussi le parfait. La science a donc pour objet l'universalité et la perfection, l'unité identique au bien, et en un seul mot le bien. Le bien, un et simple en lui-même, prend des aspects et des noms divers suivant-ses diverses relations avec le multiple : il s'appelle alors le beau, le vrai, l'ordre, le juste, l'égalité, l'identité; il donne naissance à ces principes que nous avons trouvés au-dessus de la sensation et de la réflexion qu'ils rendent possibles. Toute qualité élevée au degré de l'universel et du parfait est une forme du bien ; ces formes sont l'objet des diverses sciences, et sans elles rien n'est intelligible ; par elles, tout s'éclaircit et s'explique, de même que tout devient visible à la lumière du jour. Ces principes d'universalité et de perfection, d'unité et de bien, supérieurs tout ensemble à la sensation et aux abstractions logiques, objets de la raison intuitive, origine et fin de la science, aussi réels. que la science même, puisqu'ils la produisent, aussi réels que notre pensée, puisqu'ils l'éclairent et la développent; ces principes intelligibles par lesquels l'intelligence existe, et qui existent aussi certainement que l'intelligence même, quelle que soit d'ailleurs la manière dont on se représente leur existence, - ce sont les Idées (47). (01) Οὐ γὰρ ἔχω ἔγωγε οὐδὲν οὕτω μοι ἐναργὲς ὂν ὡς τοῦτο, τὸ πάντα τὰ τοιαῦτ' εἶναι ὡς οἷόν τε μάλιστα, καλόν τε καὶ ἀγαθὸν καὶ τἆλλα πάντα ἃ σὺ νυνδὴ ἔλεγες· καὶ ἔμοιγε δοκεῖ ἱκανῶς ἀποδέδεικται. (Phédon, 77, b. ) (02) Φάμεν τι εἶναι δικαιὸν αὐτὸ, ἢ οὐδὲν; - φάμεν μέν τοι νή Δία. Καὶ καλὸν γέ τι καὶ ἀγαθὸν; - Πῶς οὔ; - ib. (03) Ἀρ' οὐ δικαιοσύνῃ δικαιοί εἰσιν οἱ δικαιοί; ... οὐκοῦν καὶ τὰ καλὰ πάντα τῷ καλῷ ἐστι καλά; (1er Hipp. 177, b.) . (04) Il ne faut cependant pas l'oublier, Platon ne considérait pas les dialogues comme l'expression rigoureuse de sa propre doctrine; il exposait-celle-ci, non en écrivant ou en conversant, mais dans de véritables leçons orales. (voir p.. 14, note 2). (05) V. le Théét. et le 6e liv. de la Rép., plus loin, ch. II. (06) Timée, p. 51, b. c., tr. H. Martin. (07) Rép., v. 477. (08) Phaed., 100, a. (09) Plato and the other companions of Sokrates, 3 vol. in-8°, 2e éd., 1867 (Londres, Murray). (10) Terme de jurisprudence, désignant la mise aux prises de l'accusateur, du défenseur et des témoins. (11) Notre exposition fera voir suffisamment, nous l'espérons, combien M. Grote s'éloigne de la vérité en soutenant « qu'aucune intention commune ne traverse les Dialogues » (no commit purpose peroading the Dialogues, t. II, Kratylus). Voir en particulier notre analyse du Cratyle, que M. Grote prétend sans aucun lien avec les autres dialogues. (Voir notre chapitre sur le rapport des Idées aux mots.) C'est surtout par les contradictions vraies ou prétendues de Platon avec lui-même qu'on veut prouver l'absence de dogmatisme chez ce philosophe. D'abord, ces contradictions sont beaucoup moins nombreuses qu'on ne le croit et portent sur des détails secondaires; ensuite, ces contradictions fussent-elles plus réelles et plus fréquentes, il ne suffit pas que la pensée d'un philosophe ait erré ou varié pour qu'on ait le droit de lui refuser un esprit systématique et une doctrine propre. (12) On répète sans cesse : il n'y a pas eu d'ἀγραφα δόγματα, puisque l'antiquité ne les a jamais vus ; mais il est clair que l'antiquité n'a pas pu soir des leçons non écrites. Il n'en est pas moins vrai que Platon avait son enseignement oral auquel Aristote se reporte très souvent. Aristote avait méme rédigé en partie les leçons de son maitre dans le traité du Bien. (Voir M. Ravaisson, Essai sur la métaphysique d'Aristote, t. I; et plus loin, dans notre chapitre sur les attributs de Dieu, un fragment platonicien où est démontrée l'immutabilité divine.) - On trouve dans Aristoxène un curieux passage où il raconte, d'après le témoignage d'Aristote, l'effet produit sur les auditeurs par les leçons sévères et abstraites dé Platon (Harm.. II, p. 30). Ceux qui venaient aux leçons sur le souverain bien, croyaient entendre parler de la gloire, de la beauté, de la santé, et de tout ce qui passe pour des biens aux yeux des hommes ; mais ils entendaient parler de la monade et de la dyade indéfinie, et s'en retournaient désagréablement surpris. Dans les Lettres, que M. Grote regarde comme authentiques (Plato, I, 220), Platon répète qu'il ne faut pas livrer au vulgaire les parties les plus belles et les plus difficiles de la philosophie. Tout le mondé tonnait le mot : Que nul n'entre ici, s'il n'est géomètre. (13) Sur l'ésotérisme de Platon, voir dans ce volume la note qui suit l'exposition de la philosophie platonicienne.- (14) Théét., 152 A, et ss. (15) Sur Épicharme, voir Diog. Laer., III, 12. (16) Théét., 161 C. Nous nous servons en général de la traduction Cousin, mais en corrigeant les inexactitudes et les erreurs. (17) Ibid., 163B (18) Ibid., 163 (19) Théét., 167, A sqq. (20) M. Grote prend en main, contre Platon et Aristote, la cause de Protagoras, pour lequel il a une sympathie toute particulière ; et il déploie dans la défense de l'illustre sophiste une finesse et une subtilité de dialectique vraiment admirables. Platon lui-même eût certainement applaudi à son chapitre sur le Théétète (Plato, t. II). M. Grote emprunte ses principaux arguments à Hamilton et à Stuart Mill, qui ont eu eux-mêmes Kant pour devancier. « L'homme est la mesure de toutes choses » signifierait simplement, d'après M. Grote, que toute connaissance suppose, en même temps qu'un objet connu, un sujet auquel la connaissance est nécessairement relative. Objet et sujet, dit M. Grote, s'appellent réciproquement et sont inséparables; l'objet n'est pour nous qu'en tant que connu, et nous ne connaissons qu'en tant que l'objet nous apparait. La connaissance, ajoute ingénieusement M. Grote, est un phénomène bipolaire ou bilatéral (a bi-polar, bi-lateral phaenomenon); elle périt dans l'abstraction de l'un ou de l'autre des deux termes. Quand Platon reproche à Protagoras de constituer l'homme mesure de la vérité, il se fait lui-même mesure de cette vérité; toutes les propositions qu'il prononce sur la mesure absolue des choses et qu'il veut rendre indépendantes de la pensée humaine, ont pour sujet exprimé ou sous-entendu je ou moi. « Je ne suis pas la mesure de la vérité », revient à dire : Je mesure par ma pensée que je ne suis pas la mesure de la vérité. Quand nous affirmons qu'une chose est indépendante de nous; nous sous-entendons encore ces mots : pour nous; - elle est donc pour nous indépendante de nous. En un mot, quoi que l'homme fasse et pense, « qu'il s'élève au plus haut des cieux ou descende au plus profond de la terre », il ne peut jamais sortir de sa propre pensée. C'est donc bien le sujet qui est la mesure de l'objet. - Nous craignons qu'il n'y ait là un malentendu, et que ni Protagoras ni Platon n'aient été compris dans leur véritable sens. Nous avons pour nous le témoignage d'Aristote, dont M. Grote semble contester à tort la valeur. Protagoras ne se bornait pas à soutenir que toute pensée suppose un sujet pensant en même temps qu'un objet, ce que personne ne lui eût contesté. Son but était, d'une part, de supprimer l'objet, la vérité, et d'autre part, de réduire le sujet à la sensation. M. Grote prétend que Platon rapproche à tort la doctrine du sensualisme ionien de celle de Protagoras. Rien ne prouve d'après lui que Protagoras ait été sensualiste, sinon les critiques de Platon et d'Aristote ; mais en vérité, pourquoi rejetterions-nous cos deux autorités pour le seul plaisir de réhabiliter Protagoras et d'en faire un Kant ou un Hamilton? Pourquoi cette défiance non motivée à l'égard de Platon et d'Aristote lui-même, joint à cette confiance également peu motivée dans le sophiste Protagoras? Que M. Grote oppose des preuves et des textes à Platon et à Aristote, nous le croirons. Jusque-là, nous continuerons de voir un lien très logique entre ces trois choses : phénoménisme, sensualisme et scepticisme. - Quant à Platon, qui a voulu réfuter cette triple conséquence de la doctrine ionienne, M. Grote fait à son égard ce qu'il l'accuse d'avoir fait à l'égard de Protagoras : il lui prête une doctrine qui n'est pas la sienne. Platon ne nie pas que chacun porte en soi la mesure de la vérité, que chacun ne soit, en un certain sens, mesure des choses. Mais il s'agit de savoir quelle est cette mesure que chacun porte en soi. Est-ce le côté individuel, subjectif, variable et sensible de la connaissance, comme Protagoras le prétendait? ou n'est-ce pas le côté universel, immuable, intelligible, c'est-à-dire l'Idée? Loin de vouloir refuser à l'homme la mesure de la vérité, Platon n'a d'autre but dans toute sa philosophie que de nous faire découvrir en nous cette mesure et de nous apprendre à nous en servir. C'est de notre propre fonds que nous tirons la science. Peut-on nier, oui ou non, que tantôt l'homme se trompe, et tantôt il ne se trompe pas? Pourtant, dans les deux cas; il sent ou croit; donc ce n'est pas la sensation ou la croyance qui par elles-mêmes font la vérité. Quand il ne se trompe pas, quand il sait, l'homme raisonne d'après des idées universelles; donc ces idées sont la vraie mesure, et non la sensation ou l'opinion. (21) Ib., 179, B. (22) Théét., 184, D. (23) Théét., 185 D. (24) lb., 186 D. (25) Théét., ib. et sqq. Schleiermacher (Einleit. zum Theet.) croit cette première partie du dialogue dirigée contre Aristippe et la suivante contre Antisthène. Nous verrons plus tard que ce dernier est réfuté dans le Sophiste et non dans le Théétète. (26) C'est avec elle-même, et non avec les choses, que l'âme s'entretient dans l'opinion, qui demeure alors subjective. « Qu'est-ce que j'aperçois là-bas près du rocher, et qui paraît debout sous un arbre?... Ensuite cet homme, répondant à sa pensée, pourra se dire: c'est un homme, - jugeant ainsi à l'aventure. Puis, venant à passer auprès, il pourra se dire alors que l'objet qu'il a vu est une statue. » (Philéb. 38; b. e.; 39, a.). Schleiermacher (Einleit. zum Th.) et Ueberweg (Ueber die Aechtheit und Zeitfolge Plat. Schr, 279) soutiennent avec raison que la science et l'opinion sont absolument séparées dans Platon. La science est infaillible, capable de rendre raison d'elle-même, et répond aux Idées. Steinhart (Einleit. z. Th., 94) conteste à tort ce point. Voir surtout Phéd., 76, b., Mén., 96, a, Tim., 51, e. (27) Philèbe, 38, b. e. (28) Id. (29) Id., 39, a. (30) Théét., 189, e., 190, a. (31) Th. 199, 200 et ss. (32) Th. 207 et ss. (33) Leibnitz : Il y a de l'être dans toute proposition. (34) Cf. Phédon. 102, e. (35) Ὡς τὸ δοξαστὸν πρὸς τὸ γνωστόν, οὕτως τὸ ὁμοιωθὲν πρὸς τὸ ᾦ ὡμοιώθη. Rép., 510, a. (36) Le Théétète n'a d'autre but que de montrer l'insuffisance de Ia sensation et de l'opinion. C'est un dialogue négatif, comme le soutiennent Ast, Socher, Stallbaum, Ueberweg, Zeller et Grote. Mais ce dernier prétend que, au delà de ce résultat négatif, Platon ne tend à aucune doctrine positive, qu'il n'y a dans le Théétète aucune allusion aux Idées, et que les difficultés soulevées dans ce dialague ne reçoivent aucune solution dans les autres ouvrages de Platon. Ces trois points sont également erronés. Prétendre que Platon n'avait aucune doctrine positive sur la nature de la science, est-ce comprendre les théories platoniciennes? Nous verrons dans la République et dans tous les autres dialogues la fausseté de cette assertion. En second lieu, Platon laisse clairement entrevoir les Idées dans le Théétète, 1° quand il représente le philosophe comme se demandant : qu'est-ce que l'homme? et non qu'est-ce que tel ou tel homme? - Qu'est-ce que le juste? et non ceci est-il juste? 2° Quand il parle de l'être, de l'unité, de la différence, impliqués dans le jugement, de l'essence et de la vérité, objets de la science, etc. Quant à l'absence de solution dont parle M. Grote, nous verrons plus tard ce qu'il en faut penser. - V. Grote Plato, t. lI, Theaetetus. (37) Rép., VI, 510 c. d. et ss., 511, a. b. - Cf. Lettre VII « Ce cercle est un dessin qu'on efface, une figure matérielle qui se brise ; tandis que le cercle lui-même (αὐτόκυκλον) auquel tout cela se rapporte ne souffre pourtant rien de tout cela. » Cousin, 97. (38) εἰς μίαν τε ἰδέαν συνορῶντα ἄγειν τὰ πολλαχῇ διεσπαρμένα, ἵνα ἕκαστον ὁριζόμενος δῆλον ποιῇ (Phèdre, 265, d.) (39) Arist., Mét. XIII. (40)Voir notre travail spécial sur Socrate. (41) Phédo, loc. cit. (42) Philéb., p.58. - « Le cercle véritable ne peut avoir en lui-même, ni en petite ni en grande quantité, rien de contraire à sa nature. » Lettre VII. Cousin, 98. (43) Rép. VII, 525. (44) Rép. VI, 507 c. (45) Phédo, 75. (46) Philèbe, 58. (47) Théet. 196 e. Dans ses symboles mathématiques, Platon appelle la science l'unité ou le point; le raisonnement, la dualité ou la longueur; l'opinion, la triplicité ou surface ; et la sensation, le nombre quatre ou le solide. V. plus loin un important passage d'Arist. Liv. Il, les Nombres. Sur l'Idée de la science v. l'analyse du Parménide. (48) Dans la Lettre VII, la plus authentique de toutes (M. Grote admet même que toutes le sont) nous trouvons une confirmation remarquable de l'exposition qui précède. « Il y a dans tout être trois choses qui sont la condition de la connaissance : en quatrième lieu vient la connaissance elle-même, et en cinquième lieu ce qu'il s'agit de connaitre, la vérité (l'Idée). La première chose est le nom, la seconde .la définition, la troisième l'image; la science est la quatrième... Le cercle a d'abord un nom... puis une définition composée de noms et de verbes... Le cercle matériel est un dessin qu'on efface... tandis que le cercle en soi est essentiellement différent. Vient ensuite la science, la pensée, l'opinion vraie sur cet objet » (Ce sont les trois degrés de la connaissance, raison, raisonnement et opinion). » Prises ensemble ces trois choses sont un nouvel élément qui n'est ni dans les noms, ni dans les figures des corps, mais dans les âmes ; d'où il est clair que sa nature diffère et du cercle en soi et des autres choses dont nous avons parlé.» C'est-à-dire que les états subjectifs et les notions de notre âme, intuitives, discursives, ou purement conjecturales, diffèrent à la fois des objets sensibles, des noms et des objets intelligibles ou Idées. Eclatante réfutation de ceux qui prennent les Idées de Platon pour des notions générales et subjectives. « De ces quatre éléments, le νοῦς est celui qui, par ses ressemblances et son affinité naturelle, se rapproche le plus du cinquième (l'Idée), les autres (raisonnement, opinion, mots, figures) en diffèrent beaucoup plus. » (342 c.) - Donc les Idées sont les objets de la science et des notions scientifiques; le subjectif est seulement analogue à l'objectif, en vertu du principe platonicien que la connaissance doit être analogue à l'objet connu (Arist., De an., 404b.) CHAPITRE II. PREUVE DE L'EXISTENCE DES IDÉES PAR L'ANALYSE DES CONDITIONS DE LA CONNAISSANCE. I. La sensation. Réfutation d'Héraclite et de Protagoras dans le Théétète. II. L'opinion. Analyse des jugements médiats et comparatifs. La définition. - III. La pensée discursive et le raisonnement déductif. Éléments de la méthode géométrique : les figures, la démonstration, les principes et les axiomes. - IV. La pensée intuitive. L'induction et les vérités générales. Caractères de ces vérités. Rapport de l'universalité et de la perfection. En quoi consiste la pureté et la simplicité d'une notion. Qu'est-ce que la science? Comment elle a pour principe les Idées. Il est une question qui domine toutes les autres, qui résume tous les problèmes en un seul, et dont les sciences particulières supposent la solution sans pouvoir elles-mêmes la donner : - Qu'est-ce que la science? Une réponse complète à cette question, si elle était possible, nous révélerait, avec les principes de la connaissance, les principes mêmes de l'être, et nous serions en possession de la sagesse absolue, sagesse plus qu'humaine, sans doute. Cependant, l'homme peut sen rapprocher sans cesse; son âme enveloppe la science infinie, et il n'y a de limité que le développement actuel de cette science. Ne possédons-nous pas une partie de la vérité, et d'autre part, la vérité n'est-elle pas une en elle-même? S'il en est ainsi, nous la possédons implicitement tout entière. La pensée, dit Socrate à Théétète, porte dans son sein la vérité et l'être ; elle voudrait les produire au dehors, et dans son effort laborieux, elle éprouve toutes les douleurs de l'enfantement. Qu'est-ce que la science? qu'est-ce que la pensée? - Pour répondre à cette question, l'intelligence se replie sur elle-même, et ce qu'elle aperçoit tout d'abord en elle, pour -ainsi dire à sa surface, c'est la sensation. I. La sensation. Avant la sensation, l'intelligence était comme endormie, renfermant en elle-même la vérité, mais sans le savoir et sans éprouver le besoin de la mettre au jour. Par la sensation le monde extérieur agit sur elle, la provoque, la réjouit ou la tourmente ; la tire enfin de s'a torpeur et de son sommeil. Elle voit, elle entend, elle sent, elle connaît. Supprimez la sensation, vous supprimez la connaissance. Savoir, dit Théétète, n'est autre chose que sentir. Ce qui est pour nous, c'est ce qui nous apparaît. Comment donc faire une distinction entre l'apparence et la réalité? Cette réalité que vous supposez derrière le phénomène, comment vous est-elle révélée, si elle ne vous apparaît pas? La substance même n'est accessible à la pensée que si elle devient une apparence; le paraître est donc identique à l'être, et l'homme, par la sensation, est la mesure de toutes choses, de l'existence de celles qui existent, et de la non-existence de celles qui n'existent pas (14). La sensation est un changement produit dans l'âme ; c'est cette transformation intérieure par laquelle nous apparaît ce qui nous était d'abord caché. La sensation succède à la sensation, l'apparence à l'apparence, et ce mouvement sans fin est la pensée. L'apparence étant identique à l'existence, le mouvement de la première se retrouve nécessairement dans la seconde : tout change, tout s'écoule, et Héraclite avait raison de dire avec tristesse : On ne se baigne pas deux fois. dans le même fleuve. Dans ce flux et reflux perpétuel des choses, rien n'est absolument. - « On ne peut attribuer à quoi que ce soit aucune dénomination, aucune qualité ; si on appelle une chose grande, elle paraîtra petite ; pesante, elle paraîtra légère, et ainsi du reste ; rien n'est un, ni affecté d'une qualité fixe ; mais du mouvement réciproque et du mélange de toutes choses se forme tout ce que nous disons exister, nous servant en cela d'une expression impropre ; car rien n'est, mais tout se fait. Les sages, à l'exception de Parménide, s'accordent sur ce point : Protagoras, Héraclite, Empédocle ; les plus excellents poètes dans tous les genres de poésie; Epicharme dans la comédie (15), et dans la tragédie, Homère. En effet, Homère n'a-t-il pas dit : - L'Océan, père des dieux, et Thétis leur mère; - donnant à entendre que toutes choses sont produites par le flux et le mouvement? » Telle est l'antique doctrine des Ioniens, que Protagoras avait exposée dans son livre de la Vérité. N'est-elle point la négation de la Vérité même ? « Puisque la sensation est la science, dit Socrate, je m'étonne que Protagoras, au commencement de son livre, n'ait pas dit que le pourceau, le cynocéphale, ou quelque être encore plus bizarre, capable de sensation, est la mesure de toutes choses (16).» Pourquoi encore, si chacun est la mesure de la Vérité, Protagoras se croit-il en droit d'enseigner les autres et de mettre ses leçons à un si haut prix? Quant à la dialectique, cet art d'examiner et de réfuter les opinions contraires à la vérité, qu'est-ce autre chose qu'une insigne extravagance, puisque toute opinion est vraie pour chacun?» Si la sensation est la science, il suffit d'entendre la langue des barbares pour savoir cette langue; de regarder les lettres d'un livre pour savoir les lire (17). La Nature est un livre ouvert devant nos regards, et dont les sensations sont les signes. Suffit-il donc de sentir pour comprendre? Si la science est la sensation et disparaît avec elle, il ne peut y. avoir aucune science du passé. Celui qui voit un objet le connaît ; ferme-t-il les yeux, il a beau s'en souvenir, il ne le connaît plus, puisqu'il ne le sent plus. La mémoire est donc impossible ; notre science, exclue du passé et par là même de l'avenir, est renfermée dans l'espace infiniment petit du présent (18). S'il y a connaissance partout où il y a sensation, celui qui regarde un objet avec un seul œil et tient l'autre fermé, voit et ne voit pas, sent et ne sent pas, connaît et ne connaît pas. La contradiction qui existe entre les sensations passe dans la science elle-même ; tout est vrai, et en même temps tout est faux. Il y a plus : Protagoras, en reconnaissant que ce qui paraît tel à chacun est, accorde que l'opinion de ceux qui contredisent là sienne est vraie. Et puisque sa prétendue vérité est contestée par tout le monde, elle n'est vraie ni pour personne ni pour lui-même. Examinons maintenant, non plus les conséquences logiques de la doctrine ionienne, mais ses conséquences morales et sociales. - Le juste, c'est ce qui paraît tel à chacun ; il n'y a donc plus de justice absolue; le bien et le mal sont choses toutes relatives. Une loi est juste tant qu'elle. est établie, mais non au delà; elle est juste pour ceux qui la croient telle, mais elle n'a pour les autres aucun caractère qui commande le respect. Qu'importe le juste, dira Protagoras, pourvu que l'utile subsiste (19)? Le sage ne connaît ni le vrai ni le juste, choses chimériques; mais il sait ce qui est agréable et avantageux : c'est par là qu'il l'emporte sur les autres hommes, et qu'il est le meilleur des politiques. - Mais comment comprendre, répond Socrate, que tout le monde ne soit pas apte à juger de ce qui est utile, si tout le monde est également apte à juger de ce qui est vrai? L'utilité regarde l'avenir, et c'est pour l'avenir qu'une législation est faite. « Dirons-nous donc que l'homme a en lui la règle propre à juger les choses à venir, et qu'elles deviennent pour chacun tel qu'il se figure qu'elles seront? » Est-ce le malade ou le médecin qui aura l'opinion la plus juste sur la nature et le traitement d'une maladie? Toute cité qui se donné des lois est-elle incapable d'erreur sur l'utilité future de ses lois? Protagoras avoue lui-même que l'avenir , dépassant les limites de la sensation présente, échappe à la science; il doit donc avouer que l'utile, ayant pour objet l'avenir, lui échappe également; et la science politique n'est pas moins impossible que la science morale dans le système de la sensation (20). Serrons encore de plus près ce système, et au lieu d'emprunter à la logique et à la morale des objections qui pourront toujours paraître extérieures, pénétrons jusqu'au fond des choses ; soumettons à l'épreuve le principe même de la doctrine, la sensation prétendue infaillible. « Examinons cette essence toujours en mouvement, et en la frappant comme un vase, voyons si elle rend un son bon ou mauvais (21). ». Il y a deux espèces de mouvement. L'un est un changement de qualité, l'altération; l'autre un changement de lieu, la translation. Dirons-nous que tout se meut, mais d'un seul de ces mouvements? Alors, par rapport au mouvement contraire, tout serait en repos. Pour être conséquent avec lui-même, Héraclite doit admettre à la fois les deux mouvements tout s'altère et en même temps change de lieu. S'il en est ainsi, aucune qualité n'est fixe : couleur, saveur, odeur, tout s'écoule et s'échappe dans un perpétuel mouvement d'altération, et aucune qualité ne peut être déterminée par le langage. On ne saurait donc dire d'un homme qu'il voit plutôt qu'il ne voit pas, qu'il a telle sensation plutôt qu'il ne l'a pas. La sensation n'est pas plus sensation qu'autre chose ; elle n'est pas plus la science que le contraire de la science. Les qualités, même relatives, s'évanouissent dans une indétermination invincible ; non seulement il n'y a plus d'être, mais il n'y a pas même de devenir. Tous ces termes, par lesquels on essaie de déterminer un objet, portent en eux-mêmes leur contradiction. La seule expression qui reste, c'est : en aucune manière; ou plutôt, le silence seul convient devant ce flux éternel des choses ; il ne faut pas nommer les objets, ni ne faut pas même les montrer du doigt : il faut s'abandonner passivement au torrent qui emporte à la fois la nature et l'humanité. Telle est la légitime conclusion du système d'Héraclite. Protagoras invoqué ce système à l'appui du sien; et il ne s'aperçoit pas que sa propre doctrine est détruite par la preuve même qu'il en donne, que sa vérité disparaît, avec toute vérité, au milieu de la contradiction et de l'indétermination universelles. Concluons que la sensation ne peut se suffire à elle-même; elle contient en elle sa propre négation : si elle est seule, elle n'est rien. Pour exister, au moins faut-il qu'elle soit sentie. Au lieu de considérer seulement la surface de l'âme, pénétrons plus avant. Sous la multiplicité des sensations, pures manières d'être, la conscience n'aperçoit-elle pas l'unité de l'être? Toutes les impressions du dehors ne viennent-elles pas aboutir à un centre commun? Ce n'est point l'œil qui voit, ni l'oreille qui entend ; c'est l'âme qui voit et entend par le moyen des organes. « Il serait étrange, en effet, qu'il y eût en nous plusieurs organes des sens, comme dans des chevaux de bois, et que nos sens ne se rapportassent pas tous à une seule essence, qu'on l'appelle âme ou autrement, avec laquelle, nous servant des sens comme d'instruments, nous sentons tout ce qui est sensible (22). » Ainsi, la réalité que l'école ionienne accordait faussement aux sensations, il faut la leur retirer si on veut que les sensations elles-mêmes subsistent, car elles empruntent leur existence mobile et fugitive au principe permanent qui est leur centre commun. Il y a plus. Supposons que la sensation, réduite à elle-même, puisse encore subsister. Du moins elle ne pourra sortir de ses propres limites pour apercevoir les autres sensations, soit passées, soit présentes, et toute notion de rapport lui échappera. « Ce que tu sens par un organe, il t'est impossible de le sentir par un autre ; comme de sentir par la vue ce que tu sens par l'ouïe, ou par l'ouïe ce que tu sens par la vue. Si donc tu as quelque notion commune sur les objets de ces deux sens pris ensemble, ce ne peut être ni par l'un ni par l'autre organe que te vient cette idée collective. Or, la première idée que tu as à l'égard du son et de la couleur pris ensemble, c'est que tous les deux existent. Et aussi que l'un est différent de l'autre, et identique à lui-même. Que, pris conjointement ils sont deux, et que chacun pris à part est un. Toutes ces idées, par quel organe les acquiers-tu ? Car ce n'est ni par l'ouïe ni par la vue qu'on peut saisir ce que la couleur et le son ont de commun (23). » - « Il me paraît que nous n'avons point d'organe particulier pour ces sortes de choses; mais que notre âme examine immédiatement par elle-même ce que tous les objets ont de commun. - Tu juges donc qu'il y a des objets que l'âme connaît par elle-même, et d'autres qu'elle connaît par les organes du corps... Dans laquelle de ces deux classes ranges-tu l'être? Car c'est ce qui est le plus généralement commun à toutes choses? - Dans la classe des objets avec lesquels l'âme se met en rapport immédiatement et par elle-même. - En est-il de même de la ressemblance et de la dissemblance, de l'identité et de la différence? - Oui. - Et du beau et du laid, et du bien et du mal ? - Ces objets surtout sont du nombre de ceux dont l'âme examine l'essence en les comparant et en combinant en elle-même le passé et le présent avec le futur... - Ainsi donc, il est des choses qu'il est donné aux hommes et aux animaux de sentir, dès qu'ils sont nés : celles qui passent jusqu'à l'âme par l'organe du corps; au contraire, les réflexions sur les sensations, par rapport à leur essence et à leur utilité, on n'y arrive qu'à la longue, quand on y arrive, avec beaucoup de peine, de soins et d'études. - Assurément. - Mais est-il possible que ce qui ne saurait atteindre à l'essence, atteigne à la vérité? Aura-t-on jamais la science quand on ignore la vérité? - Le moyen, Socrate? - La science ne réside donc pas dans les sensations, mais dans la réflexion sur les sensations, puisqu'il paraît que c'est par la réflexion qu'on peut saisir l'essence et la vérité, et que cela est impossible par l'autre voie?... C'est à présent surtout que nous voyons avec la dernière évidence que la science est autre chose que la sensation (24). » La sensation, en effet, concentrée dans le moment présent et isolée en elle-même, ne peut nous fournir ces idées universelles et infinies d'existence, d'unité, d'identité, de bien et de beau, qui embrassent tous les objets, tous les lieux et tous les temps; idées nécessaires et absolues, qui se rapportent à l'essence des choses, par conséquent à la vérité même, et sans le secours desquelles il n'y a point de science possible. Où donc est l'origine de ces idées, tellement supérieures à la sensation que la sensation elle-même en a besoin pour être perçue, connue et conservée dans la mémoire? Si nous parvenions à découvrir cette origine, ne serions-nous pas remontés jusqu'à la source la plus haute de la science? - Maintenant du moins « nous sommes assez avancés pour ne plus chercher la science dans la sensation, mais dans une opération de l'âme, quel que soit le nom qu'on lui donne, par laquelle elle considère elle-même les objets (25). » II. L'opinion. La première solution qui se présente, c'est d'attribuer les idées d'être, d'unité, d'identité, et les autres principes de la science au travail logique de l'esprit sur les sensations. « Dans l'opinion, l'âme ne fait autre chose que s'entretenir avec elle-même, interrogeant et répondant, affirmant et niant. Or, quand elle se décide, que cette décision se fasse plus ou moins promptement, quand elle sort du doute et qu'elle prononce, c'est cela qu'il faut appeler avoir une opinion (26). » Le point de départ de l'opinion, la matière sur laquelle elle s'exerce, c'est la sensation, soit actuelle, soit conservée dans la mémoire (27). L'esprit s'adresse une question (28); il se demande quel rapport existe entre plusieurs sensations ou entre une sensation et une pensée, ou entre plusieurs pensées (29). Pour découvrir ce rapport, il revient sur ses souvenirs : c'est la réflexion; puis il les compare, et enfin il exprime le résultat de sa comparaison dans un jugement, sorte de parole intérieure qui met fin au doute, et prononce (30). Sensation, souvenir, réflexion, comparaison, jugement, tels sont les procédés de l'opinion proprement dite. Suffisent-ils à la science? Le souvenir ne crée pas la science, il la présuppose. De même, la réflexion n'est qu'une opération ultérieure et un retour de la pensée sur ce qu'elle possédait déjà. Peut-être la science est-elle dans le jugement comparatif? - D'abord, ce n'est pas la comparaison qui crée les deux termes du jugement; au contraire, pour que la comparaison soit possible, il faut que les deux objets à comparer soient donnés antérieurement et déjà connus en eux-mêmes. Supposons que ces éléments soient donnés; comment savoir si le rapport établi entre eux par le jugement est conforme aux trois rapports des choses? Pour le savoir, il faudrait une comparaison nouvelle entre la réalité et notre pensée, entre l'objet représenté et l'idée qui le représente. Cette comparaison, à son tour, n'a de valeur qu'autant que les deux termes sont parfaitement connus en eux-mêmes. Donc, pour comparer notre pensée à l'objet réel, il faut déjà connaître cet objet et le bien connaître; on aboutit ainsi à un cercle vicieux. Si la vérité et la science consistaient dans un rapport de convenance entre un sujet et un attribut, l'erreur se réduirait à une méprise. Ce faux jugement consisterait à prendre une chose pour une autre et à affirmer ainsi un rapport inexact entre les deux termes de la comparaison. Or, supposez ces deux termes également inconnus, il est clair que la méprise sera impossible; supposez que l'un soit connu et que l'autre ne le soit pas, l'impossibilité sera la même, car on ne peut comparer une chose que l'on connaît à une autre chose dont on n'a pas même l'idée. Il faut donc que les deux termes de la comparaison soient préalablement connus; mais alors comment les confondre l'un avec l'autre? Il faut admettre, pour expliquer une telle confusion, que l'on connaît et que l'on ne connaît pas tout ensemble le même objet. L'erreur est donc aussi inexplicable que la science, et on ne peut les distinguer l'une de l'autre si on est réduit à juger toutes choses par comparaison (31). L'impuissance de cette espèce de jugement apparaîtrait avec bien plus d'évidence encore, si on lui demandait d'expliquer les notions universelles d'être, d'identité, de différence et les autres idées pures. Dans la comparaison, la pensée cherche la ressemblance ou la différence; et si elle les cherche, elle en a donc déjà la notion. L'être, l'égalité, l'inégalité, la ressemblance, la différence, sont comme des types sur lesquels se règle le jugement pour prononcer que tel objet existe, qu'il est égal à tel autre objet ou qu'il lui est inégal. De là encore la nécessité d'un savoir antérieur à toute comparaison. Au-dessus du jugement comparatif, au-dessus de l'opinion vraie, se trouve l'opinion accompagnée d'explication et de notion, δοξὰ μετὰ λόγου, qui a plus de portée que la première; peut-être est-ce là que nous découvrirons enfin l'origine de la science. La notion est due à la définition, qui est de trois sortes: 1° La définition de mots consiste à exprimer en termes précis l'objet que l'on conçoit, en sorte qu'il se peigne dans la parole comme dans un miroir. Demande-t-on, par exemple, qu'est-ce qu'un char? On pourra répondre : ce sont des roues, un essieu, des ailes, des jantes, un timon. Mais, outre que cette espèce de définition présuppose encore la connaissance de l'objet, on peut exprimer en termes précis l'erreur comme la vérité (32). 2° La définition d'un tout par ses éléments. Elle consisterait, par exemple, à énumérer par ordre toutes les pièces du char. C'est une division, une analyse qui aboutit à des éléments simples et indivisibles. Or, de deux choses l'une: ou bien ces éléments échappent à la connaissance, et alors, en définissant an objet, vous le définissez par l'inconnu. En ce cas. la science se résout dans l'ignorance. Ou bien les éléments, quoique simples et indécomposables, tombent cependant sous la connaissance, et alors ce n'est pas la définition qui les fait connaître. 3° La troisième espèce de définition se fait par la différence; exemple: Le soleil est le plus brillant de tous les corps célestes qui tournent autour de la terre. Cette définition est supérieure à la précédente. Se borner à l'énumération de tous les éléments, de toutes les qualités d'un objet, ce n'est pas distinguer les qualités propres des qualités communes; l'objet demeure donc comme absorbé dans le genre dont il fait partie. Aussi la définition, pour être complète, doit-elle ajouter au genre les différences. Est-ce là enfin la science véritable? Non encore; car pour assigner la différence d'un objet, il faut déjà connaître cet objet, et le connaître dans ce qu'il a de propre; autrement il demeurerait confondu avec tous les autres et ne serait pas plus qu'un autre l'objet de la pensée. Donc, pour distinguer un objet des autres par la définition, il faut déjà l'avoir distingué de tous les autres par une vue préalable et immédiate. Nous retombons dans le même cercle vicieux. Ainsi le jugement par définition ne dorme pas plus la science que le jugement comparatif; et en général, tout jugement qui est le produit de la réflexion suppose des notions spontanées auxquelles il s'applique. Qu'il s'agisse de comparaison, de division, de définition, peu importe. Juger, c'est toujours établir des rapports entre plusieurs termes. Il y a donc deux choses à considérer dans le jugement : les deux termes et le rapport. Les deux termes ont besoin d'être préalablement connus; les rapports sont des relations d'identité, de différence, d'égalité, d'inégalité, ou encore des relations de substance et de mode, de cause et d'effet, etc. Ces rapports sont universels, absolus, nécessaires, quels que soient les termes qui les unissent; et tout jugement n'est que l'application de ces rapports généraux à deux termes particuliers. Diriez-vous que telle chose est, si vous ne possédiez pas déjà en vous-même, sous une forme plus ou moins obscure, cette idée de l'existence qui dépasse de l'infini les êtres bornés auxquels nous l'appliquons, et qui semble un modèle idéal dont nous retrouvons l'imparfaite image dans les objets particuliers? Tout jugement implique cette idée, et aucun jugement ne la donne (33). De même, pourrions-nous juger, si nous ne possédions pas les notions d'identité et de différence? L'affirmation ne suppose-t-elle pas que ce qui est est, et qu'une même chose ne peut tout à la fois être et n'être pas sous le même rapport. Ce qui est, dit Platon dans le Sophiste, est identique à soi-même et autre que les autres choses. Ainsi l'intelligence affirme, antérieurement à tout jugement, l'identité intime et essentielle de l'être, et l'impossibilité où il est de recevoir son contraire (34). A quelque point de vue qu'on se place, qu'il s'agisse des termes ou des rapports, l'opération logique du jugement ne donne qu'une science dérivée et empruntée. « L'opinion est à la science ce que l'image est à l'objet (35). » Où donc trouver la science primitive, la science immédiate qui se suffit à elle-même, qui contient en elle sa propre raison et donne la raison de toutes les autres connaissances ? De la sensation à l'opinion vraie, de l'opinion vraie à l'opinion raisonnée, nous avons cherché vainement la science. Elevons-nous plus haut encore, et de l'opinion raisonnée passons au raisonnement pur (36). III. La pensée discursive. La διάνοια ou pensée discursive, c'est la déduction, principalement celle des géomètres, avec tous ses procédés accessoires : définitions où l'on pose des principes (ὑποθέσεις), figures dont on s'aide en raisonnant (εἰκόνες), etc. Dans les mathématiques, « l'âme se sert des données du monde sensible comme d'autant d'images, en partant de certaines hypothèses, non pour remonter au principe, mais pour descendre à la conclusion... Les géomètres et les arithméticiens supposent deux sortes de nombres, l'un pair, l'autre impair, les figures, trois espèces d'angles; et ainsi du reste, selon la démonstration qu'ils cherchent. Ces hypothèses une fois établies, ils les regardent comme autant de vérités que tout le monde peut reconnaître, et n'en rendent compte ni à eux-mêmes ni aux autres; enfin, partant de ces hypothèses, ils descendent par une chaîne non interrompue de propositions, en demeurant toujours d'accord avec eux-mêmes, jusqu'à la conclusion qu'ils avaient dessein de démontrer... Ils se servent sans doute de figures visibles et raisonnent sur ces figures; mais ce n'est point à elles qu'ils pensent, c'est à d'autres figures représentées par celles-là. Par exemple, leurs raisonnements ne portent pas sur le carré, ni sur la diagonale, tels qu'ils les tracent, mais sur le carré tel qu'il est en lui-même avec sa diagonale. J'en dis autant de toutes sortes de formes qu'ils représentent, soit en relief, soit par le dessin. Les géomètres les emploient comme autant d'images, et sans considérer autre chose que ces autres figures dont j'ai parlé, qu'on ne peut saisir que par la pensée, διάοίᾳ. Ces figures, j'ai dû les ranger parmi les choses intelligibles; pour les obtenir, l'âme est contrainte de se servir d'hypothèses, non pour aller jusqu'au premier principe; car elle ne peut remonter au delà de ses hypothèses (ὡς πὀ δυναμένην τῶν ὑποθέσεων ἀνωτέρω ἐκβαίνειν); mais elle emploie les images qui lui sont fournies par les objets terrestres et sensibles, en choisissant toutefois parmi ces images celles qui, relativement à d'autres, sont regardées et estimées comme ayant plus de netteté. - Je conçois que tu parles de ce qui se fait dans la géométrie et les autres sciences de cette nature... Ces arts ont pour principes des hypothèses, et ils sont bien obligés de se servir du raisonnement (διάνοια) et non des sens (αἰσθήσεσιν) ; mais ne remontant pas au principe (μὴ ἐπ' άρχὴν ἀνέλθοντες) et partant au contraire d'hypothèses (ἐξ ὑποθέσεων), ils ne te semblent pas appartenir à l'intelligence (νοῦν ἴσχειν), bien qu'ils devinssent intelligibles avec un principe (καίτοι νοητῶν ὄντων μετὰ ἀρχῆς); et tu appelles connaissance raisonnée celle qu'on acquiert au moyen de la géométrie et des autres arts semblables, et non pas intelligence, cette connaissance étant comme intermédiaire entre l'opinion et la pure intelligence. - Tu as fort bien compris ma pensée (37). » La διάνοια est donc, sans aucun doute, le raisonnement géométrique, la déduction ; et Platon croit que la véritable science n'est pas encore là. Résumons les raisons qu'il en donne. La méthode géométrique comprend quatre procédés : 1° les images sensibles ou figures (εἰκόνες); 2° le raisonnement déductif (διάνοια) ; 3° les principes du raisonnement (ὑποθέσεις, ἀρχαί); 4° la loi du raisonnement : à savoir l'absence de toute contradiction (ὁμολογουμενῶς), en d'autres termes l'axiome d'identité. La déduction descend du principe à la conséquence, et ne peut remonter plus haut (ἀνωτέρω ἐκβαίνειν). Simple analyse, elle ne sort pas des limites où elle s'est comme enfermée ; elle explore et creuse un domaine dont elle ne saurait reculer les bornes. En d'autres termes, elle suppose des principes. C'est aux principes que le raisonnement emprunte sa valeur absolue. Une déduction exacte peut aboutir à une conclusion fausse. Le raisonnement ne contient par lui-même ni vérité ni fausseté, ou du moins il n'a qu'une valeur intrinsèque, relative, qui vient de ce qu'il est ou n'est pas conforme à sa loi propre. Cette loi, nous l'avons vu, c'est l'accord de la pensée avec elle-même, ὁμολογουμενῶς. De même que le jugement établissait un rapport entre plusieurs notions, le raisonnement établit un rapport entre plusieurs jugements. C'est le rapport du même au même; c'est la loi de l'identité qui veut que l'être véritable ne puisse recevoir son contraire. Les contraires sont mêlés dans la sensation, où se confondent le grand et le petit, la ressemblance et la différence, le beau et le laid. Par le jugement, par le raisonnement, par toutes les opérations logiques, la pensée sépare ce que la sensation réunit. Au lieu de cette opposition, elle veut l'harmonie; sous cette contrariété, elle cherche l'unité. Elle sait donc déjà que l'unité existe; elle le sait puisqu'elle la cherche; et ce n'est pas aux sens, ce n'est pas au jugement, ce n'est pas au raisonnement qu'elle doit cette science. Ces grandes, notions de l'existence, de la vérité, de l'identité, qui sont les lois de toute opération logique, ne peuvent elles-mêmes résulter de ces opérations, puisque l'esprit humain tournerait ainsi dans un cercle vicieux. On le voit, la déduction n'emprunte pas seulement à des principes supérieurs sa vérité absolue ; elle leur emprunte jusqu'à cette vérité imparfaite et relative qui résulte de sa conformité avec sa loi; car cette loi elle-même, cette loi de l'identité et de l'unité, qu'est-ce autre chose qu'un principe? Laissons donc de côté le raisonnement lui-même et considérons les principes dont le raisonnement dérive. Certes, c'est dans la région des principes, c'est dans le domaine de la νόησις, que nous trouverons la science, si la science existe. IV. La pensée intuitive. Les mathématiques ont pour principes les définitions du nombre, de la figure, du triangle, du cercle et autres objets semblables. Le géomètre les représente par des images sensibles; mais tandis que ses yeux se fixent sur les figures matérielles, sa pensée est ailleurs. Il pense au triangle idéal, au cercle idéal, aux nombres idéaux, et il développe par le raisonnement tout ce que contiennent ces principes intelligibles. Seulement, il ne se rend pas compte à lui-même et il ne rend pas compte aux autres des principes qu'il a posés : il les admet, mais il ne les vérifie pas. Ils ne sont pour lui que des hypothèses; car, tout ce qui n'est pas par soi-même intelligible, tout ce qui n'a pas en soi-nième sa raison, ne satisfait pas entièrement l'esprit et conserve un caractère d'incertitude; la pensée demande encore quelque chose au delà, elle veut s'élever plus haut, et tant qu'elle n'est pas remontée à un principe inconditionnel et absolu , elle comprend qu'elle n'est pas encore en possession de la véritable science. Ce que ne fait pas le mathématicien, - rendre compte des principes sur lesquels il s'appuie, - le philosophe doit le faire. Quelle est donc la vraie nature des conceptions géométriques : cercle, triangle,. figures et nombres ? Comment ces conceptions naissent-elles dans l'esprit? Nous savons que la déduction les suppose, et par conséquent ne les explique pas. Il faut chercher ailleurs leur origine. I. Les conceptions géométriques ont pour premier caractère la généralité, τὸ καθόλου. L'opération intellectuelle dont elles sont le produit aura donc elle-même pour premier caractère de s'élever du particulier au général: elle impliquera la généralisation, « qui réunit les objets multiples sous l'unité de la notion universelle pour aboutir ainsi à une définition (38). » On reconnaît le procédé familier à Socrate, l'induction (ἐπαγωγή), qui conduit par la généralisation à une définition universelle (τοὺς ἐπακτικοὺς λόγους καὶ τὸ ὁρίζεσθαι καθόλου) (39). C'est l'induction qui fournit à la déduction ses principes, car pour descendre du général au particulier, il faut bien concevoir préalablement le général. La déduction la plus simple, la plus élémentaire, suppose une induction antérieure : pour raisonner sur l'homme, sur l'animal, sur le bien, sur la justice, sur les figures, sur les nombres, il faut concevoir tons ces objets sous la forme de l'universel : il faut généraliser. Tant l'induction est supérieure à la déduction ! Socrate le comprenait, et il voyait dans l'induction la science même (40). Platon approfondit à son tour la nature du procédé socratique : et à ses yeux, l'induction est très voisine de la science, si voisine qu'elle se confond presque avec elle ; cependant, elle n'est pas encore la science. C'est ici que le disciple va se séparer du maître; c'est ici que la théorie des Idées va commencer. L'induction a pour point de départ les données des sens. « C'est par la vue, c'est par le toucher, c'est par l'ouïe, dit Platon, qu'il faut débuter; toute autre voie est impraticable (41). » Point de généralisation possible sans la perception des objets particuliers ; pour concevoir l'unité, τὸ ἓν ἐπὶ πολλοῖς, il faut avoir perçu le multiple. Est-ce à dire que l'idée générale soit un simple. résumé des sensations individuelles, et dans cette recherche des principes de la science, serions-nous ramené après un long détour à notre point de départ, la sensation ? Il faudrait pour cela qu'il n'y eût rien de plus dans l'idée générale que dans les diverses perceptions qui l'ont fait naître. Or, il y a dans l'idée générale un élément tout à fait nouveau ; je veux dire la généralité même. La généralité n'est dans aucune sensation particulière : rien de plus évident. Elle n'est pas non plus dans une certaine somme de sensations. Toute somme, en effet, est finie et multiple. La généralité, au contraire, implique à la fois l'infinité et l'unité. Une notion générale n'a-t-elle pas une extension sans limites? La notion du cercle, par exemple, ne convient-elle pas, non seulement à un certain nombre de cercles, mais à tous les cercles réels ou possibles? Vous n'avez cependant aperçu par les sens qu'un nombre limité d'objets ayant la forme circulaire; ajoutez-les l'un à l'autre, vous n'obtiendrez rien d'infini et d'universel. De plus, toute somme est multiple, tandis que l'idée générale est une. Réunissez et confondez dans votre mémoire un nombre quelconque de. sensations, et vous obtiendrez une image vague dont la multiplicité se refusera à toute détermination, par conséquent à toute définition. L'image ne se définit pas plus que la sensation elle-même dont elle n'est que le souvenir indécis et à demi effacé : c'est une ombre inférieure en netteté à l'objet qu'elle représente; c'est un reflet affaibli dont les contours sont insaisissables. L'idée, au contraire, est nette et précise : elle peut se définir, elle est le principe même de la définition. Ainsi, par sa généralité infinie, elle est au-dessus de tout nombre ; elle embrasse le présent, le passé et l'avenir ; elle satisfait la pensée qui ne se repose que dans l'universel. Mais en même temps, par son unité et sa détermination, elle offre une prise à la définition et à la science. Infinie et finie, multiple et une tout ensemble, la notion générale réunit en elle-même le principe de l'identité et le principe de la distinction. Ce n'est pas l'identité pure, chose supérieure ; ce n'est pas non plus la diversité pure; c'est un terme intermédiaire, qui dépasse la sensation par son infinité et sa simplicité, mais qu'il faut dépasser lui-même pour remonter à un principe plus élevé encore. Au-dessus de la notion générale, il y a les principes mêmes de la généralité, je veux dire l'infini et l'universel, l'unité et l'identité, la distinction et la différence, tous ces principes enfin que nous avons déjà vus apparaître comme conditions du jugement et du raisonnement, et qui nous apparaissent de nouveau comme conditions essentielles de la généralisation et de l'induction. Socrate avait donc tort de s'arrêter à la notion générale, ou du moins de la laisser confondue avec les objets qui la font naître, comme si elle ne contenait pas un élément nouveau et parfaitement séparé de toutes les données sensibles; comme si elle était le produit d'un simple travail logique appliqué aux sensations. Sans doute, elle est due au travail de l'esprit; mais pour accomplir ce travail, l'esprit a besoin de données supérieures, qu'il faut poser à part (διορίζειν). La généralisation la plus simple et la plus élémentaire, par cela même qu'elle communique à son produit un caractère de généralité, implique la conception de l'universel dans son unité et son infinité. II. Que sera-ce, si les notions des genres offrent à l'esprit, outre leur caractère d'universalité, un caractère de perfection? Dans les idées de cercle, de triangle, de nombres et de figures idéales, nous avons considéré seulement ce qu'on appellera plus tard l'extension et la quantité de l'idée. Considérons maintenant avec Platon la qualité. A ce nouveau point de vue, le contraste de la notion avec la sensation ou avec l'image sensible est encore plus incontestable. La notion a pour caractère essentiel ce que Platon appelle la: pureté sans mélange, τὸ καθαρόν, τὸ εἰλικρινές, τὸ τέλειον, c'est-à-dire cette perfection d'une qualité qui exclut radicalement son contraire, et à laquelle ne vient se mêler aucun défaut. De même que la blancheur par excellence, la blancheur parfaite, c'est celle qui est pure et sans mélange, de même le cercle parfait, le triangle véritable, la vraie beauté, la vraie justice, excluent toute qualité contraire et tirent toute leur excellence de leur pureté absolue (42). En est-il ainsi de la sensation? ou plutôt, les objets qui frappent nos sens ne sont-ils pas le plus souvent un mélange imparfait ides contraires? N'est-ce pas leur imperfection même qui nous force à concevoir la perfection? N'est-ce pas leur mélange de beauté et de laideur, de grandeur et de petitesse, de multiplicité et d'unité, qui nous fait penser, par contraste, à la beauté pure; la grandeur absolue, à l'unité véritable? Ce sont les contradictions des sens qui étonnent et éveillent la pensée; et cet étonnement fécond engendre la science : Iris est fille de Thaumas. Les perceptions des sens sont de deux sortes : « Les unes n'invitent point l'entendement à la réflexion, parce que les sens en sont juges compétents; les autres sont très propres à l'y inviter, parce que les sens n'en sauraient porter un jugement sain... J'entends comme n'invitant point l'entendement à la réflexion tout ce qui n'excite point en même temps cieux sensations contraires; et je tiens comme invitant à la réflexion tout ce qui fait naître cieux sensations opposées... voilà trois doigts ; le petit, le suivant et celui du milieu. Chacun nous parait également un doigt; peu importe à cet égard qu'on le voie au milieu ou à l'extrémité, blanc ou noir, gros ou menu, et ainsi du reste. Rien de tout cela n'oblige l'âme à demander à l'entendement ce que c'est. précisément qu'un doigt; car jamais la vue n'a témoigné en même temps qu'un doigt fût autre chose qu'un doigt. « Mais quoi? la vue juge-t-elle. bien de la grandeur ou de la petitesse, de ces doigts..: ou de la grosseur et de la finesse, de la mollesse et de la dureté au toucher? En général, le rapport des sens sur tous ces points n'est-il pas bien défectueux? Le sens destiné à juger ce qui est dur ne peut le faire qu'après s'être préalablement appliqué à ce qui est mou, et il rapporte à l'âme que la sensation qu'elle éprouve est en même temps une sensation de dureté et de mollesse. N'est-il pas inévitable alors que l'âme soit embarrassée de ce que peut signifier une sensation qui lui dit dur, quand la même sensation dit aussi mou? De même pour la pesanteur et la légèreté... Ce n'est donc pas à tort que l'âme, appelant à son secours l'entendement et la réflexion, tâche alors d'examiner si chacun de ces témoignages porte sur une seule chose ou sur deux? Et si elle juge que ce sont deux choses, chacune d'elles ne lui paraîtra-t-elle pas une et distincte de l'autre? » (Par exemple la grandeur lui semblera une, et distincte de la petitesse ; ce sera la grandeur sans mélange de petitesse, dans son unité, sa simplicité, sa pureté). « Si donc chacune de ces choses lui paraît une, et l'une et l'autre deux, elle les concevra toutes deux à part » (elle concevra la grandeur à part de la petitesse), « car si elle les concevait comme n'étant pas séparées, ce ne serait plus la conception de deux choses, mais d'une seule » (et il faudrait dire que la grandeur et la petitesse ne font qu'un). « La vue, disions-nous, aperçoit la grandeur et la petitesse comme des choses non séparées, mais confondues ensemble. Et pour éclaircir cette confusion, l'entendement, au contraire de la vue, est forcé de considérer la grandeur et la petitesse, non plus confondues, mais séparées l'une de l'autre. Voilà ce qui nous fait naître la pensée de nous demander à nous-mêmes ce que c'est que grandeur et petitesse... C'est ce que je voulais te faire entendre, lorsque je disais que, parmi les sensations, les unes appellent la réflexion, à savoir celles qui sont enveloppées avec des sensations contraires, et les autres ne l'appellent point, parce qu'elles ne renferment pas cette contradiction. A laquelle de ces deux classes rapportes-tu le nombre et l'unité? - Je n'en sais rien. - Juges-en par ce que nous avons dit. Si nous obtenons une connaissance satisfaisante de l'unité par la vue ou par quelque autre sens, cette connaissance ne saurait porter la pensée vers l'être, comme nous le disions tout à l'heure du doigt » (l'être, en effet, ou l'essence, objet de la science, exclut cette multiplicité et cette indétermination qui résulte du mélange des contraires). « Mais si l'unité offre toujours quelque contradiction, de sorte que l'unité ne paraisse pas plus unité que multiplicité, il est alors besoin d'un juge qui décide ; l'âme se trouve nécessairement embarrassée, et réveillant en elle l'entendement, elle est contrainte de faire des recherches et de se demander ce que c'est que l'unité; c'est à cette condition que la connaissance de l'unité est une de celles qui élèvent l'âme et la tournent vers la contemplation de l'être. » « C'est là précisément ce qui arrive dans la perception de l'unité par la vue; nous voyons la même chose à la fois une et multiple jusqu'à l'infini. Ce qui arrive à l'unité n'arrive-t-il pas aussi à tout nombre quel qu'il soit? - Oui. - Or la science du calcul et l'arithmétique ont pour objet le nombre? - Sans contredit. - Elles conduisent par conséquent à la connaissance de la vérité (43). » Elles y conduisent; mais elles ne sont pas cette connaissance même. Elles occupent une région intermédiaire entre la région des sens et le domaine de la science pure. Il en est de même de la géométrie, de l'astronomie, et de toutes les études qui ont pour objet des notions revêtues du double caractère de l'universalité et de la pureté absolues des (genres ou des types) et qui ont par cela même pour instrument la généralisation ou induction. Le point de départ de ces études, ce sont les données sensibles, dans lesquelles il n'y a rien de pur, de parfait, d'un et d'identique. La même chose est grande et petite suivant le point de vue ; elle est belle et laide, bonne et mauvaise. Il n'y a rien là que de relatif, et la pensée n'en peut rien affirmer que par comparaison. Mais ce relatif suppose l'absolu ; ces affirmations par comparaison supposent une affirmation pure et simple, portant sur des objets fixes, ayant leur essence propre, déterminés en eux-mêmes, au lieu d'être déterminables seulement par rapport à d'autres objets. Pas de science possible, si l'induction ne vient généraliser et purifier les données sensibles, en les ramenant, sous le rapport de l'extension, à l'unité de l'universel, et sous le rapport de la qualité, à l'unité, du parfait, exclusive de tout mélange. Mais l'induction, à son tour, n'est possible que par l'application aux choses sensibles de certains principes de généralité et de perfection, en un mot d'Unité. Ces principes, l'induction ne les fait pas ; elle les reçoit d'ailleurs et les applique. La science n'est pas dans' l'induction, mais dans les principes qui rendent l'induction possible ; elle n'est pas clans les opérations logiques, mais dans les principes métaphysiques qui sont les conditions nécessaires de ces opérations. Approfondissons la nature de ces principes de la science, si nous voulons savoir enfin en quoi consiste la science. III. « Il y a plusieurs choses que nous appelons belles, et plusieurs choses, bonnes; c'est ainsi que nous désignons chacune d'elles. - Oui. - Et le principe de chacune, nous l'appelons le beau, le bien; et nous faisons de même de toutes les choses que nous avons considérées tout à l'heure dans leur variété, en les considérant sous un autre point de vue, dans l'unité de l'idée générale à laquelle chacune d'elles se rapporte (44). » La pensée ne peut être satisfaite par la considération de tel objet beau, de tel objet bon; car la beauté, la bonté des choses particulières, est mêlée de laideur et de méchanceté. La pensée conçoit donc nécessairement un principe du beau et un principe du bien. Ce principe devra exister partout où il y a quelque degré de beauté et de bonté : car la cause est partout où est l'effet; elle contient même la raison, .non-seulement des effets actuels, mais encore des effets passés ou à venir, et même des effets purement possibles. Le bien et le beau, qui se trouvent clans les objets particuliers, supposent donc un principe qui contienne dans son sein l'origine du réel et du possible, du présent, du passé et de l'avenir. Ce principe, en d'autres termes, est d'une généralité absolue et infinie, et par là, il est un. C'est quelque chose d'identique à soi-même, malgré la diversité des objets qui en dérivent, ou plutôt à cause de cette diversité même. Tel est le premier caractère que l'esprit attribue nécessairement au principe du beau et au principe du bien : l'unité de l'universel. Ce n'est pas tout. Comment pourrions-nous juger que tel objet est beau ou bon, et surtout que celui-ci est supérieur à celui-là sous le rapport de la beauté et de la bonté, si nous ne concevions pas, derrière cette multiplicité. de degrés dans le bien et dans le beau, l'unité d'un principe toujours égal à lui-même. Ce qui fait les degrés divers du bien et du beau dans les objets particuliers, c'est que ces qualités y sont confondues avec des qualités contraires; elles n'ont, dans les objets sensibles, ni pureté ni simplicité. Or, il n'en peut être ainsi du principe même qui produit le bien et le beau. Le principe du bien produit le bien seul, et non le mal; autrement il serait faux de dire qu'il est le principe du bien; ce ne serait même pas un principe, mais je ne sais quoi d'indéterminé et d'indifférent à tous les contraires. Donc nous ne concevons le bien imparfait, multiple, relatif et comme impur, qu'à la condition de concevoir un principe où le bien soit parfait, simple, pur et sans degrés, parce qu'il est sans mélange. Il en est de même du beau, et les divers degrés de la beauté imparfaite ne sont intelligibles que, par la beauté parfaite et sans degrés. « Nous rapportons nos sensations à ces notions primitives que nous trouvons en nous et qui nous servent d'exemplaires (45). » Les principes chu bien et du beau, outre leur universalité, ont donc pour second caractère l'absolue perfection. Cette perfection résulte de leur unité même ; la beauté une et simple, c'est la beauté sans mélange de laideur. « Formons-nous l'idée suivante de toutes lés choses que nous appelons pures... Comment et en quoi consiste la pureté de la blancheur? Est-ce dans la grandeur et la quantité? ou bien en ce qui est tout à fait sans mélange, et où il ne se trouve aucune trace d'aucune autre couleur? - Il est évident que c'est en ce qui est parfaitement dégagé de tout mélange. - Fort bien. Ne dirons-nous pas que ce blanc est le plus vrai et en même temps le plus beau de tous les blancs, et non pas celui qui serait en plus grande quantité ou plus grand? - Oui, et avec beaucoup de raison (46). » - Aussitôt donc que vous concevez une qualité sous le point de vue de l'unité absolue, vous lui communiquez deux caractères qu'elle n'avait pas d'abord : elle devient d'une généralité sans limites, et par là même d'une pureté et d'une perfection absolues. Demande-t-on maintenant quel nom il faut donner au principe dé la beauté et de la bonté répandues dans les choses possibles ? Comment l'appellerait-on, si ce n'est le beau, si ce n'est le bien? Ce n'est plus telle beauté, telle bonté particulière; tout ce qui exprime la variété, la multiplicité de degrés et de manières d'être, ne convient point à un principe immuable et identique; il est le beau, il est le bien? dans leur simplicité sublime, et tout ce qu'on ajouterait à ces expressions ne pourrait que détruire l'unité absolue des premiers principes. Disons-le donc encore une fois : « Il y a plusieurs choses que nous appelons belles et plusieurs choses bonnes. Et le principe de chacune, nous l'appelons le beau, le bien; et nous, faisons de même de toutes les choses que nous avons considérées tout à l'heure dans leur variété, en les considérant sous un autre point de vue, dans l'unité de l'idée à laquelle chacune d'elles se rapporte. Veut-on d'autres exemples? Nous ne concevons l'égalité qui se trouve entre un arbre et un arbre, entre une pierre et une pierre, que par la conception de l'égalité en soi, qui est en dehors de tous ces objets et ne varie pas comme eux. « Les pierres, les arbres, ne nous paraissent-ils pas tantôt égaux, tantôt inégaux, bien que souvent ils ne subissent par eux-mêmes aucune modification? - Assurément. - Mais quoi, ce qui est égal en soi t'a-t-il quelquefois paru inégal, ou l'égalité te paraît-elle inégalité? - Jamais. - L'égalité et ce qui est égal ne sont donc pas la même chose. » L'égalité en soi, c'est celle qui a pour caractère l'unité absolue. Elle est donc égalité et rien autre chose : par là elle est pure et parfaite. De plus, elle est présente dans son unité partout où il y a quelque degré d'égalité, et sous ce rapport elle est universelle. » Ce que nous disons ici ne concerne pas plus l'égalité que le beau en soi, le bien, la justice, la sainteté. » Joignons-y les notions de l'être, de l'identité, de la différence, que supposent le jugement et le raisonnement. Toutes ces notions expriment un principe d'unité dans la multitude des choses particulières : τὸ ἓν ἐπὶ πολλοῖς. Mais elles-mêmes sont multiples encore : elles contiennent des éléments divers. Là où la simplicité n'est pas absolue, l'esprit sent le besoin d'un principe supérieur. Les genres et les types ne sont .donc pas parfaitement intelligibles en eux-mêmes; ils conservent un caractère hypothétique qui force l'esprit à les dépasser pour s'élever toujours plus haut; ils ne seront complètement intelligibles qu'une fois ramenés à leur principe : νοητῶν ὄντων μετ' ἀρχῆς. Toutes les notions où l'unité n'est pas absolue sont pour le philosophe « des hypothèses qu'il regarde comme telles, et non comme des principes, et qui lui servent de degrés et de points d'appui pour s'élever jusqu'à un premier principe qui n'admet plus d'hypothèse. » Or, ce qu'il y a de commun dans tous les genres, c'est la généralité infinie; dans tous les types, c'est la perfection infinie. Et qu'est-ce que la généralité infinie? Nous l'avons vu, c'est l'unité absolue sous le rapport de la quantité et de l'extension. Qu'est-ce que la perfection infinie? - C'est l'unité absolue sous le rapport de la qualité; - c'est la simplicité excluant tout mélange. Le premier principe est donc conçu comme unité; et d'un autre nom, c'est le parfait, le bien par excellence : τὸ ἀγαθόν. Là se repose la pensée après sa marche dialectique; là est le principe suprême de la science. Il faut donc bien l'avouer : au-dessus de toutes les opérations logiques, ascendantes ou descendantes, inductives ou déductives, il y a des principes d'unité auxquels l'induction et la déduction sont également suspendues, et que l'esprit impose aux objets sensibles, loin de les recevoir de la sensation. Ces principes eux-mêmes peuvent se ramener à un principe unique, dernier terme de la science. Le dernier, - et en même temps le premier! C'est là qu'elle arrive ; mais c'est de là qu'elle était partie. Jugement, définition, division, raisonnement, toute opération logique aboutit à l'unité; mais en même temps elle la suppose. Elle implique l'obscure et confuse notion de l'universel et du parfait, qu'elle ne fait qu'éclaircir. Comment donc l'esprit est-il entré en possession de ce principe qui rend tout le reste intelligible et d'où dérive la connaissance tout entière? IV. C'est à la vue des choses belles que nous concevons le beau, qui pourtant en diffère; c'est à la vue des choses bonnes que nous concevons le bien, qui ne peut être confondu avec les objets où il se trouve. La sensation est donc l'occasion qui nous fait concevoir les principes, l'occasion et non la cause. « Mais, quand la vue d'une chose nous fait penser à une autre, il y a nécessairement réminiscence. » Ainsi l'ami pense à son ami en voyant la lyre dont il a coutume de faire usage. Le portrait fait penser à l'original, et les objets sensibles font penser aux types intelligibles dont ils offrent l'imparfaite image. Concevoir la beauté, la bonté, la justice, ne semble donc être autre chose qu'un souvenir. De même que la mémoire conserve chaque idée, mais sous une forme obscure et implicite, jusqu'au moment où la vile de quelque objet, par son rapport avec cette idée, la réveille et la force à se manifester; de même, il y a dans l'âme une faculté qui conserve les principes sous une forme obscure, jusqu'au moment où la vue du monde extérieur les éveille, les excite, les produit au grand jour. Le souvenir sera-t-il donc le fait primitif de la vie intellectuelle? Sera-t-il la science, la seule véritable science? - Non, cela est impossible et contradictoire. On se souvient seulement de ce que l'on connaît déjà; le souvenir, pomme toute réflexion, comme toute opération de l'esprit, suppose un acte primitif de pensée, et comme une prise de possession immédiate par laquelle l'intelligence s'est emparée de l'intelligible. Cette vision sans intermédiaire, cette vision face à face de la beauté, de la justice, de l'unité et du bien, dans laquelle la pensée et son objet sont unis et se pénètrent l'un l'autre comme se pénètrent l'œil et la lumière, c'est l'intuition, c'est la raison pure, c'est la νόησις . Que cette connaissance immédiate de la vérité par la pensée ait eu lieu dans la vie présente ou dans une vie antérieure, c'est un point secondaire; ce qui est certain, c'est qu'elle a eu lieu. Au-dessus des procédés multiples de la logique, comme au-dessus des contradictions de nos sens, se trouve nécessairement .l'unité de l'intelligence et de l'intelligible dans l'intuition. Voilà cette science primitive que nous chef chions vainement et dans le domaine des sens et dans le domaine des opérations logiques. Qu'est-ce que la science? demandions-nous ; est-ce la sensation? est-ce l'opinion? est-ce la pensée discursive? - Et aucune de ces réponses ne pouvait satisfaire notre pensée, car la pensée ne se reconnaît pas dans les opérations des sens ni dans les opérations de la logique : images imparfaites d'elle-même, miroirs incomplets et infidèles où elle ne peut se réfléchir tout entière dans son unité. La pensée ne se reconnaît que dans l'immédiate intuition de la vérité infinie. Qu'est-ce que la science? - Nous pouvons maintenant répondre: La science, c'est l'intuition ; c'est l'intelligence saisissant l'intelligible sans aucun intermédiaire et ne faisant qu'un avec son objet. - Et ce n'est pas là, sans doute, une définition logique de la science; car on ne définit pas ce qui est primitif; on ne décompose pas ce qui est simple. Dans toute prétendue définition de la science, on introduira les mots mêmes de savoir, de connaissance, de pensée. La raison ne se définit pas à elle-même ; elle a seulement conscience d'elle-même; et toute explication logique de la science n'en donnerait pas l'idée à celui qui ne posséderait pas déjà cette idée primitive et irréductible, cette idée de la science, qui n'est pas distincte de la science même (46). Mais, si de simples synonymes, si de simples éclaircissements métaphysiques peuvent remplacer la définition logique, disons alors que la science est la connaissance de l'unité par le multiple; que l'unité a cieux noms divers qui expriment son rapport avec les diverses espèces de multiplicité : l'un est l'universel; l'un est aussi le parfait. La science a donc pour objet l'universalité et la perfection, l'unité identique au bien, et en un seul mot le bien. Le bien, un et simple en lui-même, prend des aspects et des noms divers suivant-ses diverses relations avec le multiple : il s'appelle alors le beau, le vrai, l'ordre, le juste, l'égalité, l'identité; il donne naissance à ces principes que nous avons trouvés au-dessus de la sensation et de la réflexion qu'ils rendent possibles. Toute qualité élevée au degré de l'universel et du parfait est une forme du bien ; ces formes sont l'objet des diverses sciences, et sans elles rien n'est intelligible ; par elles, tout s'éclaircit et s'explique, de même que tout devient visible à la lumière du jour. Ces principes d'universalité et de perfection, d'unité et de bien, supérieurs tout ensemble à la sensation et aux abstractions logiques, objets de la raison intuitive, origine et fin de la science, aussi réels. que la science même, puisqu'ils la produisent, aussi réels que notre pensée, puisqu'ils l'éclairent et la développent; ces principes intelligibles par lesquels l'intelligence existe, et qui existent aussi certainement que l'intelligence même, quelle que soit d'ailleurs la manière dont on se représente leur existence, - ce sont les Idées (47). (01) Οὐ γὰρ ἔχω ἔγωγε οὐδὲν οὕτω μοι ἐναργὲς ὂν ὡς τοῦτο, τὸ πάντα τὰ τοιαῦτ' εἶναι ὡς οἷόν τε μάλιστα, καλόν τε καὶ ἀγαθὸν καὶ τἆλλα πάντα ἃ σὺ νυνδὴ ἔλεγες· καὶ ἔμοιγε δοκεῖ ἱκανῶς ἀποδέδεικται. (Phédon, 77, b. ) (02) Φάμεν τι εἶναι δικαιὸν αὐτὸ, ἢ οὐδὲν; - φάμεν μέν τοι νή Δία. Καὶ καλὸν γέ τι καὶ ἀγαθὸν; - Πῶς οὔ; - ib. (03) Ἀρ' οὐ δικαιοσύνῃ δικαιοί εἰσιν οἱ δικαιοί; ... οὐκοῦν καὶ τὰ καλὰ πάντα τῷ καλῷ ἐστι καλά; (1er Hipp. 177, b.) . (04) Il ne faut cependant pas l'oublier, Platon ne considérait pas les dialogues comme l'expression rigoureuse de sa propre doctrine; il exposait-celle-ci, non en écrivant ou en conversant, mais dans de véritables leçons orales. (voir p.. 14, note 2). (05) V. le Théét. et le 6e liv. de la Rép., plus loin, ch. II. (06) Timée, p. 51, b. c., tr. H. Martin. (07) Rép., v. 477. (08) Phaed., 100, a. (09) Plato and the other companions of Sokrates, 3 vol. in-8°, 2e éd., 1867 (Londres, Murray). (10) Terme de jurisprudence, désignant la mise aux prises de l'accusateur, du défenseur et des témoins. (11) Notre exposition fera voir suffisamment, nous l'espérons, combien M. Grote s'éloigne de la vérité en soutenant « qu'aucune intention commune ne traverse les Dialogues » (no commit purpose peroading the Dialogues, t. II, Kratylus). Voir en particulier notre analyse du Cratyle, que M. Grote prétend sans aucun lien avec les autres dialogues. (Voir notre chapitre sur le rapport des Idées aux mots.) C'est surtout par les contradictions vraies ou prétendues de Platon avec lui-même qu'on veut prouver l'absence de dogmatisme chez ce philosophe. D'abord, ces contradictions sont beaucoup moins nombreuses qu'on ne le croit et portent sur des détails secondaires; ensuite, ces contradictions fussent-elles plus réelles et plus fréquentes, il ne suffit pas que la pensée d'un philosophe ait erré ou varié pour qu'on ait le droit de lui refuser un esprit systématique et une doctrine propre. (12) On répète sans cesse : il n'y a pas eu d'ἀγραφα δόγματα, puisque l'antiquité ne les a jamais vus ; mais il est clair que l'antiquité n'a pas pu soir des leçons non écrites. Il n'en est pas moins vrai que Platon avait son enseignement oral auquel Aristote se reporte très souvent. Aristote avait méme rédigé en partie les leçons de son maitre dans le traité du Bien. (Voir M. Ravaisson, Essai sur la métaphysique d'Aristote, t. I; et plus loin, dans notre chapitre sur les attributs de Dieu, un fragment platonicien où est démontrée l'immutabilité divine.) - On trouve dans Aristoxène un curieux passage où il raconte, d'après le témoignage d'Aristote, l'effet produit sur les auditeurs par les leçons sévères et abstraites dé Platon (Harm.. II, p. 30). Ceux qui venaient aux leçons sur le souverain bien, croyaient entendre parler de la gloire, de la beauté, de la santé, et de tout ce qui passe pour des biens aux yeux des hommes ; mais ils entendaient parler de la monade et de la dyade indéfinie, et s'en retournaient désagréablement surpris. Dans les Lettres, que M. Grote regarde comme authentiques (Plato, I, 220), Platon répète qu'il ne faut pas livrer au vulgaire les parties les plus belles et les plus difficiles de la philosophie. Tout le mondé tonnait le mot : Que nul n'entre ici, s'il n'est géomètre. (13) Sur l'ésotérisme de Platon, voir dans ce volume la note qui suit l'exposition de la philosophie platonicienne.- (14) Théét., 152 A, et ss. (15) Sur Épicharme, voir Diog. Laer., III, 12. (16) Théét., 161 C. Nous nous servons en général de la traduction Cousin, mais en corrigeant les inexactitudes et les erreurs. (17) Ibid., 163B (18) Ibid., 163 (19) Théét., 167, A sqq. (20) M. Grote prend en main, contre Platon et Aristote, la cause de Protagoras, pour lequel il a une sympathie toute particulière ; et il déploie dans la défense de l'illustre sophiste une finesse et une subtilité de dialectique vraiment admirables. Platon lui-même eût certainement applaudi à son chapitre sur le Théétète (Plato, t. II). M. Grote emprunte ses principaux arguments à Hamilton et à Stuart Mill, qui ont eu eux-mêmes Kant pour devancier. « L'homme est la mesure de toutes choses » signifierait simplement, d'après M. Grote, que toute connaissance suppose, en même temps qu'un objet connu, un sujet auquel la connaissance est nécessairement relative. Objet et sujet, dit M. Grote, s'appellent réciproquement et sont inséparables; l'objet n'est pour nous qu'en tant que connu, et nous ne connaissons qu'en tant que l'objet nous apparait. La connaissance, ajoute ingénieusement M. Grote, est un phénomène bipolaire ou bilatéral (a bi-polar, bi-lateral phaenomenon); elle périt dans l'abstraction de l'un ou de l'autre des deux termes. Quand Platon reproche à Protagoras de constituer l'homme mesure de la vérité, il se fait lui-même mesure de cette vérité; toutes les propositions qu'il prononce sur la mesure absolue des choses et qu'il veut rendre indépendantes de la pensée humaine, ont pour sujet exprimé ou sous-entendu je ou moi. « Je ne suis pas la mesure de la vérité », revient à dire : Je mesure par ma pensée que je ne suis pas la mesure de la vérité. Quand nous affirmons qu'une chose est indépendante de nous; nous sous-entendons encore ces mots : pour nous; - elle est donc pour nous indépendante de nous. En un mot, quoi que l'homme fasse et pense, « qu'il s'élève au plus haut des cieux ou descende au plus profond de la terre », il ne peut jamais sortir de sa propre pensée. C'est donc bien le sujet qui est la mesure de l'objet. - Nous craignons qu'il n'y ait là un malentendu, et que ni Protagoras ni Platon n'aient été compris dans leur véritable sens. Nous avons pour nous le témoignage d'Aristote, dont M. Grote semble contester à tort la valeur. Protagoras ne se bornait pas à soutenir que toute pensée suppose un sujet pensant en même temps qu'un objet, ce que personne ne lui eût contesté. Son but était, d'une part, de supprimer l'objet, la vérité, et d'autre part, de réduire le sujet à la sensation. M. Grote prétend que Platon rapproche à tort la doctrine du sensualisme ionien de celle de Protagoras. Rien ne prouve d'après lui que Protagoras ait été sensualiste, sinon les critiques de Platon et d'Aristote ; mais en vérité, pourquoi rejetterions-nous cos deux autorités pour le seul plaisir de réhabiliter Protagoras et d'en faire un Kant ou un Hamilton? Pourquoi cette défiance non motivée à l'égard de Platon et d'Aristote lui-même, joint à cette confiance également peu motivée dans le sophiste Protagoras? Que M. Grote oppose des preuves et des textes à Platon et à Aristote, nous le croirons. Jusque-là, nous continuerons de voir un lien très logique entre ces trois choses : phénoménisme, sensualisme et scepticisme. - Quant à Platon, qui a voulu réfuter cette triple conséquence de la doctrine ionienne, M. Grote fait à son égard ce qu'il l'accuse d'avoir fait à l'égard de Protagoras : il lui prête une doctrine qui n'est pas la sienne. Platon ne nie pas que chacun porte en soi la mesure de la vérité, que chacun ne soit, en un certain sens, mesure des choses. Mais il s'agit de savoir quelle est cette mesure que chacun porte en soi. Est-ce le côté individuel, subjectif, variable et sensible de la connaissance, comme Protagoras le prétendait? ou n'est-ce pas le côté universel, immuable, intelligible, c'est-à-dire l'Idée? Loin de vouloir refuser à l'homme la mesure de la vérité, Platon n'a d'autre but dans toute sa philosophie que de nous faire découvrir en nous cette mesure et de nous apprendre à nous en servir. C'est de notre propre fonds que nous tirons la science. Peut-on nier, oui ou non, que tantôt l'homme se trompe, et tantôt il ne se trompe pas? Pourtant, dans les deux cas; il sent ou croit; donc ce n'est pas la sensation ou la croyance qui par elles-mêmes font la vérité. Quand il ne se trompe pas, quand il sait, l'homme raisonne d'après des idées universelles; donc ces idées sont la vraie mesure, et non la sensation ou l'opinion. (21) Ib., 179, B. (22) Théét., 184, D. (23) Théét., 185 D. (24) lb., 186 D. (25) Théét., ib. et sqq. Schleiermacher (Einleit. zum Theet.) croit cette première partie du dialogue dirigée contre Aristippe et la suivante contre Antisthène. Nous verrons plus tard que ce dernier est réfuté dans le Sophiste et non dans le Théétète. (26) C'est avec elle-même, et non avec les choses, que l'âme s'entretient dans l'opinion, qui demeure alors subjective. « Qu'est-ce que j'aperçois là-bas près du rocher, et qui paraît debout sous un arbre?... Ensuite cet homme, répondant à sa pensée, pourra se dire: c'est un homme, - jugeant ainsi à l'aventure. Puis, venant à passer auprès, il pourra se dire alors que l'objet qu'il a vu est une statue. » (Philéb. 38; b. e.; 39, a.). Schleiermacher (Einleit. zum Th.) et Ueberweg (Ueber die Aechtheit und Zeitfolge Plat. Schr, 279) soutiennent avec raison que la science et l'opinion sont absolument séparées dans Platon. La science est infaillible, capable de rendre raison d'elle-même, et répond aux Idées. Steinhart (Einleit. z. Th., 94) conteste à tort ce point. Voir surtout Phéd., 76, b., Mén., 96, a, Tim., 51, e. (27) Philèbe, 38, b. e. (28) Id. (29) Id., 39, a. (30) Théét., 189, e., 190, a. (31) Th. 199, 200 et ss. (32) Th. 207 et ss. (33) Leibnitz : Il y a de l'être dans toute proposition. (34) Cf. Phédon. 102, e. (35) Ὡς τὸ δοξαστὸν πρὸς τὸ γνωστόν, οὕτως τὸ ὁμοιωθὲν πρὸς τὸ ᾦ ὡμοιώθη. Rép., 510, a. (36) Le Théétète n'a d'autre but que de montrer l'insuffisance de Ia sensation et de l'opinion. C'est un dialogue négatif, comme le soutiennent Ast, Socher, Stallbaum, Ueberweg, Zeller et Grote. Mais ce dernier prétend que, au delà de ce résultat négatif, Platon ne tend à aucune doctrine positive, qu'il n'y a dans le Théétète aucune allusion aux Idées, et que les difficultés soulevées dans ce dialague ne reçoivent aucune solution dans les autres ouvrages de Platon. Ces trois points sont également erronés. Prétendre que Platon n'avait aucune doctrine positive sur la nature de la science, est-ce comprendre les théories platoniciennes? Nous verrons dans la République et dans tous les autres dialogues la fausseté de cette assertion. En second lieu, Platon laisse clairement entrevoir les Idées dans le Théétète, 1° quand il représente le philosophe comme se demandant : qu'est-ce que l'homme? et non qu'est-ce que tel ou tel homme? - Qu'est-ce que le juste? et non ceci est-il juste? 2° Quand il parle de l'être, de l'unité, de la différence, impliqués dans le jugement, de l'essence et de la vérité, objets de la science, etc. Quant à l'absence de solution dont parle M. Grote, nous verrons plus tard ce qu'il en faut penser. - V. Grote Plato, t. lI, Theaetetus. (37) Rép., VI, 510 c. d. et ss., 511, a. b. - Cf. Lettre VII « Ce cercle est un dessin qu'on efface, une figure matérielle qui se brise ; tandis que le cercle lui-même (αὐτόκυκλον) auquel tout cela se rapporte ne souffre pourtant rien de tout cela. » Cousin, 97. (38) εἰς μίαν τε ἰδέαν συνορῶντα ἄγειν τὰ πολλαχῇ διεσπαρμένα, ἵνα ἕκαστον ὁριζόμενος δῆλον ποιῇ (Phèdre, 265, d.) (39) Arist., Mét. XIII. (40)Voir notre travail spécial sur Socrate. (41) Phédo, loc. cit. (42) Philéb., p.58. - « Le cercle véritable ne peut avoir en lui-même, ni en petite ni en grande quantité, rien de contraire à sa nature. » Lettre VII. Cousin, 98. (43) Rép. VII, 525. (44) Rép. VI, 507 c. (45) Phédo, 75. (46) Philèbe, 58. (47) Théet. 196 e. Dans ses symboles mathématiques, Platon appelle la science l'unité ou le point; le raisonnement, la dualité ou la longueur; l'opinion, la triplicité ou surface ; et la sensation, le nombre quatre ou le solide. V. plus loin un important passage d'Arist. Liv. Il, les Nombres. Sur l'Idée de la science v. l'analyse du Parménide. (48) Dans la Lettre VII, la plus authentique de toutes (M. Grote admet même que toutes le sont) nous trouvons une confirmation remarquable de l'exposition qui précède. « Il y a dans tout être trois choses qui sont la condition de la connaissance : en quatrième lieu vient la connaissance elle-même, et en cinquième lieu ce qu'il s'agit de connaitre, la vérité (l'Idée). La première chose est le nom, la seconde .la définition, la troisième l'image; la science est la quatrième... Le cercle a d'abord un nom... puis une définition composée de noms et de verbes... Le cercle matériel est un dessin qu'on efface... tandis que le cercle en soi est essentiellement différent. Vient ensuite la science, la pensée, l'opinion vraie sur cet objet » (Ce sont les trois degrés de la connaissance, raison, raisonnement et opinion). » Prises ensemble ces trois choses sont un nouvel élément qui n'est ni dans les noms, ni dans les figures des corps, mais dans les âmes ; d'où il est clair que sa nature diffère et du cercle en soi et des autres choses dont nous avons parlé.» C'est-à-dire que les états subjectifs et les notions de notre âme, intuitives, discursives, ou purement conjecturales, diffèrent à la fois des objets sensibles, des noms et des objets intelligibles ou Idées. Eclatante réfutation de ceux qui prennent les Idées de Platon pour des notions générales et subjectives. « De ces quatre éléments, le νοῦς est celui qui, par ses ressemblances et son affinité naturelle, se rapproche le plus du cinquième (l'Idée), les autres (raisonnement, opinion, mots, figures) en diffèrent beaucoup plus. » (342 c.) - Donc les Idées sont les objets de la science et des notions scientifiques; le subjectif est seulement analogue à l'objectif, en vertu du principe platonicien que la connaissance doit être analogue à l'objet connu (Arist., De an., 404b.) CHAPITRE III. PREUVE DES IDÉES PAR LES CONDITIONS DE L'EXISTENCE. I. L'Idée, principe d'essence. La détermination, l'indétermination et l'essence mixte. - II L'Idée, type de perfection. - III. L'Idée, principe des genres. - IV. L'Idée, cause finale. L'analyse de la connaissance suffit pour prouver les Idées ; car elle aboutit à cette conclusion : sans les Idées, point d'intelligence. Cherchons cependant des preuves d'un autre ordre, et après avoir étudié les principes de la connaissance, étudions les principes de l'existence. Comment cette preuve ne serait-elle pas la confirmation de la première? comment pourrait-il y avoir opposition entre la pensée et son objet, entre la raison et la réalité? D'ailleurs, la réalité ne nous est connue que par la pensée, comme d'autre part la pensée n'entre en acte que par la réalité qu'elle conçoit. Pas de pensée sans l'être, pas d'être pour nous sans la pensée. Là où nous voyons deux preuves, il n'y en a qu'une seule pour celui qui descend au fond des choses. Telle est la connaissance, et telle est pour nous l'existence. La connaissance a son origine dans les Idées : comment n'en serait-il pas de même de la Nature ? Il n'est pas inutile, cependant, de reprendre à un autre point de vue la recherche des Idées. L'analyse de l'être sera la contrepartie et la confirmation de l'analyse du connaître. Si nous trouvions entre les deux points de vue des oppositions véritables et invincibles, il faudrait y reconnaître le signe de quelque illusion naturelle et de quelque erreur inévitable ; l'esprit humain entrerait alors en suspicion, et nous n'aurions d'autre refuge que le doute. Si au contraire l'harmonie se maintient jusqu'au bout entre la raison et la réalité, ne sera-ce pas la preuve que les principes de la raison sont identiques aux principes de la réalité, les lois de la pensée aux lois des choses? I. L'Idée, principe d'essence. Considérons les objets sensibles, d'abord en eux-mêmes, puis dans leurs relations entre eux, et recherchons quelles sont toutes leurs conditions d'existence. De même qu'au plus bas degré de la connaissance nous avons trouvé la sensation, de même, au plus humble degré de l'existence, nous trouvons le phénomène sensible, ou génération (γένεσις), « toujours en mouvement, naissant dans un lieu, d'où il disparaît bientôt en périssant, compréhensible par l'opinion accompagnée de la sensation (01). Dans ce monde sensible, la variété est infinie ; mais cette variété a elle-même son origine dans un phénomène commun, auquel se réduisent tous les autres, auquel aboutit toute explication du monde physique : « Le mouvement est le principe de l'existence apparente et de la génération, et le repos, celui du non-être et de la corruption. En effet, la chaleur, le feu qui engendre et entretient tout, est lui-même produit par la translation et le frottement, qui ne sont que du mouvement. N'est-ce pas là ce qui donne naissance au feu? - Sans contredit. - L'espèce des animaux doit aussi sa production aux mêmes principes. - Assurément. - Mais quoi? notre corps ne se corrompt-il point par le repos et l'inaction, et ne se conserve-t-il point principalement par l'exercice et le mouvement? - Oui. - L'âme elle-même n'acquiert-elle pas et ne conserve-t-elle pas l'instruction, et ne devient-elle pas meilleure par l'étude et la méditation, qui sont des mouvements ; au lieu que le repos, c'est-à-dire le défaut de réflexion et d'étude, l'empêchent de rien apprendre, ou lui font oublier ce qu'elle a appris? - Oui. - Le mouvement est donc un bien pour l'âme comme pour le corps, et le repos un mal... Admets donc cette façon de raisonner pour tout ce qui frappe tes yeux; conçois que ce que tu appelles couleur blanche, n'est point quelque chose qui existe hors de tes yeux, ni dans tes yeux : ne lui assigne même aucun lieu déterminé, parce qu'ainsi elle aurait un rang marqué, une existence fixe, et ne serait plus en voie de génération... Il faut se former la même idée de toutes les autres qualités, telles que le dur, le chaud, et ainsi du reste; et concevoir que rien de tout cela n'est tel en soi, mais que toutes choses sont produites avec une diversité prodigieuse dans le mélange universel qui est une suite du mouvement (02). » Héraclite, en ramenant tous les phénomènes au mouvement, et tous les mouvements à l'action d'un feu intérieur qui anime, produit et détruit toutes choses, avait parfaitement compris le caractère principal du monde sensible. De l'universelle mobilité résulte l'universelle indétermination. « Examine si tu découvriras quelque chose de déterminé dans ce qui est plus chaud ou plus froid ; ou si le plus et le moins qui réside dans cette espèce d'êtres, tant qu'il y réside, ne les empêche point d'avoir des bornes précises; car aussitôt qu'ils sont déterminés et finis, leur fin est venue... Tout ce qui nous paraîtra devenir plus et moins, recevoir le fort et le doucement, et encore le trop et les autres qualités semblables, il nous faut le rassembler en quelque sorte en un, et le ranger dans l'espèce de l'indéterminé (τὸ ἄπειρον), suivant ce qui a été dit plus haut, qu'il fallait, autant qu'il se peut, réunir les choses séparées et partagées en plusieurs sortes, et les marquer du sceau de l'unité (03). » Cependant l'indétermination n'est pas absolue dans le monde matériel, comme le prétendait faussement Héraclite. Nous déterminons les objets sensibles en les qualifiant et en les nommant. Nous disons même qu'ils sont, sinon absolument, du moins d'une certaine manière. Il faut donc admettre qu'ils sont un mélange d'indéterminé et de détermination. Examinons-les attentivement sous chacun de ces points de vue, et recherchons d'abord le principe de l'indétermination des objets sensibles. Considérés en eux-mêmes, il est vrai de dire avec Héraclite,- qu'ils n'ont aucune forme propre, aucune unité, et par conséquent aucune existence véritable. « L'eau, en se congelant, devient, à ce qu'il semble, des pierres et de la terre; la terre dissoute et décomposée s'évapore en air; l'air enflammé devient du feu; le feu comprimé et éteint redevient de l'air; à son tour l'air condensé et épaissi se transforme en nuage et en brouillard; les nuages, en se condensant encore plus, s'écoulent en eau ; l'eau se change de nouveau en terres et en pierres; tout cela forme un cercle, dont toutes les parties ont l'air de s'engendrer les unes les autres. Ainsi, ces choses ne paraissant jamais conserver une nature propre, qui oserait affirmer que l'une d'elles est telle chose et non pas telle autre?... Il ne faut pas parler de ces choses comme d'individus distincts, mais. il faut les appeler toutes et chacune des apparences soumises à de perpétuels changements. Nous appellerons donc des apparences le feu et tout ce qui a eu un commencement.» (En effet, ce qui commence ne peut sortir du pur néant; il est donc nécessairement un simple changement d'apparence dans ce qui existait déjà.) « Mais l'être dans lequel. ces choses apparaissent pour s'évanouir ensuite, celui-là seul peut être désigné par ces mots : ceci ou cela, tandis qu'on ne peut les appliquer aux qualités... Supposons qu'on fasse prendre successivement toutes les formes possibles à un lingot d'or, et qu'on ne cesse de remplacer chaque forme par une autre ; si quelqu'un, en montrant une de ces formes, demandait ce que c'est, on serait certain de dire la vérité en répondant que c'est de l'or; mais on ne pourrait pas dire, comme si cette forme, avait une existence réelle, que c'est un triangle ou toute autre figure, puisque cette figure disparaît au moment même où l'on en parle. Si donc on répondait, pour éviter toute erreur : elle est l'apparence que vous voyez, il faudrait se contenter de cette réponse. L'être qui contient tous les corps en lui-même est comme ce lingot d'or : il faut toujours le désigner par le même nom, car il ne change jamais de nature; il reçoit perpétuellement toutes choses dans son sein, sans revêtir jamais une forme particulière semblable à quelqu'une de celles qu'il renferme; il est le fond commun où vient s'empreindre tout ce qui existe, et il n'a d'autre mouvement ni d'autres formes que les mouvements et les formes des êtres qu'il contient. Ce sont eux qui le font paraître divers... Il est donc nécessaire que ce qui doit recevoir dans son sein toutes les formes, soit dépourvu lui-même de toute forme... En conséquence, - cette mère du monde, ce réceptacle de tout ce qui est visible et perceptible par les sens, nous ne l'appellerons ni terre, ni air, ni feu, ni eau, ni rien de ce que ces corps ont formé, ni aucun des éléments dont ils sont sortis ; mais nous ne nous tromperons pas en disant que c'est un certain être invisible, informe, contenant toutes choses en son sein (04). » S'il faut donner un nom à ce principe innommable, appelons-le l'indéfini ou l'indéterminé, τὸ ἄπειρον. Ce n'est pas la matière, dans le sens ordinaire de ce mot, puisque nous appelons matière quelque chose de déterminé, ayant des formes et des qualités réelles. Mais c'est une matière première, qui contient en elle-même la possibilité de toutes choses, sans être par elle-même aucune chose en particulier. Tel est le fond commun de tous les phénomènes sensibles; telle est la première condition de leur existence; par là ils sont possibles, mais ils ne sont pas encore réels. De la matière indéfinie vient ce caractère d'indétermination qui apparaît tout d'abord dans le monde extérieur. Mais il y a autre chose dans ce monde; ce monde n'est pas la matière pure, l'indétermination absolue, τὸ ἄπειρον ; il a des qualités déterminées, des formes réelles, quoique fugitives, quoique emportées par un mouvement sans fin. L'indéfini n'est pas, à proprement parler. Peut-on dire d'une chose qu'elle est, si elle n'est point telle ou telle chose? Où donc est l'être? il n'est pas dans l'indétermination absolue de la matière pure : il est dans la forme que prend cette matière, qui la définit et la détermine (τὸ πέρας). Or, nous disons que le monde sensible existe, non d'une manière absolue, mais dans un sens relatif, qui convient à son incessante mobilité; il naît, il apparaît, il est donc d'une certaine manière, et s'il n'est pas l'être véritable, au moins il est une imitation de l'être : l'apparence n'est autre chose que cette imitation de l'existence. D'où vient donc ce commencement de détermination que la pensée aperçoit dans les objets sensibles? Encore une fois, la détermination ne vient pas de ces objets eux-mêmes; elle vient d'ailleurs, elle vient de plus haut. Au-dessus d'eux, il faut bien admettre un principe de détermination. Ce principe, appelons-le l'essence, c'est-à-dire ce qui fait que ce qui est est tel, ou plus simplement que ce qui est est; puisque l'être est dans la forme déterminée et non dans la matière indéterminée. C'est ce principe de détermination, de qualification, d'existence, dont il faut approfondir la nature. Nous ne saurions trop le redire: Les objets sensibles n'ont par eux-mêmes aucune essence, et cependant ils en ont une dans la réalité actuelle. Quel est donc le principe qui explique la présence de telle ou telle qualité dans les choses? Pourquoi, par exemple, une chose est-elle belle ou bonne? Il y a une réponse bien simple : mais c'est souvent dans la simplicité que l'on trouve la profondeur. Voici cette réponse : une chose est belle par la présence de la beauté, bonne par la présence de la bonté. « Je ne saurais comprendre toutes ces autres causes si savantes que l'on nous donne. Si quelqu'un me dit qu'une chose est belle à cause de ses couleurs vives, ou de sa forme, ou d'autres propriétés semblables, je laisse là toutes ces raisons qui ne font que me troubler (05). » Et en effet, elles reculent la difficulté sans la résoudre.; elles énumèrent les conditions d'une chose sans en faire comprendre le principe et l'essence. « Autre chose est la cause, et autre chose est la condition sans laquelle la cause ne serait jamais cause. » Les couleurs vives, par exemple, ne communiqueront la beauté à un objet que si elles la possèdent déjà en elles-mêmes; et alors d'où vient. qu'elles la possèdent? qu'est-ce que cette beauté qu'elles contiennent? - La même question se présentera toujours tant qu'on restera dans le domaine des causes secondaires et particulières. « Je me dis donc à moi-même, sans façon et sans art, peut-être même trop simplement, que ce qui rend belle une chose quelconque, c'est la présence ou la communication de la beauté, de quelque manière que cette communication se fasse : car, sur ce dernier point, je n'affirme rien ; ce que j'affirme, c'est que toutes les belles choses sont belles par la présence du beau. C'est, à mes yeux, la réponse la plus sûre pour moi et pour tout autre, et tant que je m'en tiendrai là j'espère bien ne jamais me tromper et répondre en toute sûreté, moi et tout autre, que c'est à la beauté que les choses belles doivent d'être belles... De même, c'est par la grandeur que les choses grandes sont grandes, et par la petitesse que les choses petites sont petites (τῷ καλῷ τὰ καλὰ γίγνεται καλά, καὶ μεγέθει ἄρα τὰ μεγάλα μεγάλα) (06). Maintenant, quels sont les caractères de cette bonté, de cette beauté, de cette grandeur, dont la présence rend un objet bon, beau ou grand? Est-ce, par exemple, une beauté particulière, qui appartienne seulement à l'objet où elle se trouve et qui y soit comme épuisée tout entière? Il faudrait dire alors que ce qui rend un objet beau, c'est sa beauté. Mais une telle réponse serait un cercle vicieux ridicule : elle n'aurait aucun caractère scientifique; elle serait même la négation de la science. Dire que Phédon est beau à cause de sa beauté, ce n'est pas seulement une naïveté, c'est une erreur car la beauté n'est point une chose propre à Phédon, une chose qui lui appartienne tout entière : la beauté particulière qui réside dans Phédon n'a point en elle-même sa raison et son principe : elle n'est ni nécessaire ni absolue. En d'autres termes, elle n'est pas son essence à elle-même; car alors il serait contradictoire de supposer Phédon sans beauté; et pourtant il n'a peut-être pas toujours eu, il n'aura peut-être pas toujours cette beauté qu'il possède aujourd'hui. Qu'est-ce donc, sinon une beauté d'emprunt? Ainsi Phédon n'est point le principe de la beauté qui est en lui, et il est encore moins le principe de la beauté qui est dans les autres. Le particulier ne peut être principe ni essence. La beauté de tel ou tel objet se rattache donc à un principe supérieur, qui est la beauté même, la beauté, dis-je, et non telle ou telle beauté particulière. Il en est de même pour la bonté, pour la grandeur. - Cette proposition : - Simmias est plus grand que Socrate, - n'est pas vraie dans son acception littérale; Simmias n'est pas plus grand naturellement et parce qu'il est Simmias, mais à cause de la grandeur qu'il se trouve avoir; et de même, s'il est plus grand que Socrate, ce n'est pas parce que Socrate est Socrate, mais parce que Socrate se trouve avoir la petitesse en comparaison de fa grandeur de Simmias (07). » La preuve en est que Socrate lui-même, qui est petit par rapport à Simmias, est grand par rapport à Phédon. Loin d'avoir pour essence la grandeur, il admet en lui-même la petitesse. En un mot, les termes particuliers d'une comparaison, comme Simmias et Socrate, ne sont point ce qui constitue le rapport de grandeur; et ce rapport n'est lui-même que la manière dont se manifeste dans deux objets particuliers le principe universel de la grandeur ou de la quantité. , L'universalité, tel est donc le premier caractère qu'offre le principe de l'essence ou de la forme. Le second caractère de ce principe, c'est la pureté, c'est-à-dire cette simplicité absolue qui exclut les contraires et qui est identique à la perfection. Socrate, nous l'avons vu, est à la fois grand et petit; « la grandeur en soi ne peut jamais être en même temps grande et petite; il y a plus, la grandeur même qui est en nous n'admet point la petitesse » (en tant qu'elle est grandeur) « et ne peut être surpassée » (car alors elle deviendrait petite). Socrate peut être surpassé par Simmias, et admettre en lui-même grandeur et petitesse; mais la grandeur à laquelle il participe en tant qu'il est grand, exclut absolument la petitesse. « De deux choses l'une, ou la grandeur s'enfuit et se retire quand elle voit venir son contraire, ou elle périt à son approche ; mais lorsqu'elle demeure et reçoit la petitesse, elle ne peut devenir autre chose qu'elle n'était. Ainsi, moi, après avoir admis la petitesse, restant le même Socrate que je suis, je suis ce même Socrate petit. » Il n'y a pas contradiction entre Socrate et la petitesse, parce que Socrate n'est pas la grandeur, quoiqu'il en participe. Il peut donc, sans cesser d'être Socrate, admettre la petitesse; mais la grandeur qui est en lui sans être lui ne l'admet pas : elle peut coexister dans un même sujet, qui est Socrate, avec la petitesse; mais elle ne se confond pas avec la petitesse même. « En un mot, il n'est pas un seul contraire qui puisse, pendant qu'il est ce qu'il est, devenir ou être son contraire: Mais il se retire ou il périt quand l'autre arrive. » - « Pourtant, objecte Cébès, nous avons dit tout à l'heure que les contraires naissent toujours de leurs contraires, et maintenant nous disons qu'un contraire ne peut jamais être contraire à lui-même, soit en nous, soit dans la nature des choses. » - « Alors, mon ami, nous parlions des choses qui ont en elles les contraires et leur empruntent leur nom. » (Voici, par exemple, deux contraires : la vie et la mort; quanti un être possède la vie (ἔχει), il a en lui l'un des contraires et on l'appelle vivant; s'il meurt, il sera passé d'un contraire. à l'autre, et en lui la mort sera née de la vie, qui est son contraire.) « Mais à présent nous parlons des essences mêmes qui, par leur présence, donnent leur nom aux choses où elles se trouvent, et ce sont ces essences qui, selon nous, ne peuvent naître l'une de l'autre (08). » Les essences générales qui prêtent leur forme aux objets particuliers, excluent donc nécessairement tout mélange ; car en elles le mélange serait une contradiction. La grandeur en soi, la grandeur parfaite, exclut nécessairement la petitesse ; car, si elle l'admettait, elle cesserait d'être absolue et parfaite. Le mélange des contraires est la marque infaillible de la multiplicité, de l'impureté, de l'imperfection. Mais toute chose qui est son essence à elle-même est simple, sans degré, sans défaut, sans contradiction intérieure. Ce qu'elle est, elle l'est sans restriction, elle l'est absolument, elle l'est uniquement. A cette unité, qui résulte de son universalité, elle joint l'unité de la perfection. De là dérive une conséquence importante. Les principes d'essence, comme la grandeur en soi, la beauté en soi, excluant tout mélange qui altérerait la perfection de leur essence, sont parfaitement distincts entre eux sous le rapport même de l'essence ou de la forme. Il peut exister des essences qui s'allient et d'autres qui s'excluent, mais lors même. qu'il y a union, l'unité intrinsèque de chaque essence persiste, et cette unité intérieure est précisément ce qui fait leur distinction les unes par rapport aux autres. Unité intrinsèque et distinction réciproque des essences, - tels sont, d'après Platon, les fondements métaphysiques de cette loi logique que l'on appellera plus tard axiome d'identité et de contradiction. « Ce qui est grand est grand et ne peut être en même temps petit sous le même rapport. » Cet axiome logique suppose que chaque essence, est identique à elle-même, et qu'elle doit à sa perfection une simplicité, une unité intérieure exclusive de tout mélange, par laquelle telle se distingue nettement de toute essence opposée ou même simplement différente. La raison conçoit cette nécessité métaphysique, et elle la transforme en règle logique : l'absence de contradiction, qui est la loi de toute essence, devient la loi de toute pensée. « Dans une chose n'entrera jamais d'idée contraire à la forme qui la constitue (ἀπεργάζεται). Par exemple, ce qui constitue trois, c'est l'impair » (l'impair n'est pas un accident, mais l'essence même de trois, essence sans laquelle trois ne pourrait exister). « L'idée du pair ne se trouvera donc jamais dans le trois ; » car il y aurait alors contradiction, et l'essence de trois serait détruite. En résumé, toute chose multiple, mobile, relative et particulière, n'a point et ne peut avoir en elle-même la raison de son essence. Il n'y a d'essence véritable que dans l'unité, non pas l'unité vide et morte produite par l'élimination de toute qualité, mais l'unité infiniment riche produite par l'élévation d'une qualité à sa plus haute puissance. Alors disparaît toute contradiction, toute négation, toute limitation. Les principes des formes, les causes essentielles, renferment l'identité absolue qui s'exprime dans la logique par l'absolue affirmation ; c'est donc par eux que les êtres particuliers sont identiques à eux-mêmes et distincts des autres êtres. Ces principes d'identité et de distinction, d'essence et de forme, ce sont les Idées. II. L'Idée, type de perfection.- Du matérialisme. L'Idée, par cela même qu'elle est un principe d'essence, nous est apparue aussi comme un principe de perfection. Un objet ne peut être qu'à la condition de posséder certaines qualités positives qui le déterminent en lui-même et dans notre pensée. Autant il aura de qualités positives, et par conséquent de perfections, autant de fois nous aurons le droit d'affirmer son existence. Nous l'avons vu, dans les êtres variables et multiples aucune qualité n'est pure et parfaite : on ne peut dire que Phédon est beau, que Socrate est grand, sans restriction et dans le sens absolu de ces termes. Il n'y a point en eux cette simplicité infiniment riche de la beauté véritable et de la véritable grandeur. Seule la beauté en soi est belle simplement, et sans qu'aucune négation vienne s'ajouter à cette affirmation absolue, sans qu'aucun mélange de contraires vienne altérer cette parfaite identité du beau avec lui-même. Le beau seul est beau, la grandeur seule est grande, et sous l'apparente naïveté de ces termes se cache une réelle profondeur. De même la véritable science est celle qui sait, dans toute la simplicité et dans toute l'universalité de ce terme; ce n'est pas cette science incomplète et inachevée qui sait telle chose et ignore telle autre, qui par là même a est sujette au changement et variable suivant les différents objets que nous appelons des êtres (09). » Non, la vraie connaissance n'est pas celle qui connaît telle et telle chose, mais celle qui connaît tout, ou, plus simplement encore, celle qui connaît, sans qu'il soit nécessaire de rien ajouter. Telle n'est pas la science humaine avec toutes ses ignorances : elle a beau s''étendre; s'accroître et faire effort pour se compléter, passant de la science d'un objet à la science d'un autre; jamais il ne lui sera donné de se reposer dans l'universel et de se résumer elle-même dans l'infinité de ce seul mot : « Je sais ! » « Je sais ! » - Expression étrange qui semble l'indétermination même pour un esprit borné comme l'esprit de l'homme, et qui exprime cependant la détermination la plus absolue et la perfection même de la science. « Je sais ! » Derrière ce mot, il n'y a rien ou il y a toutes choses ; il y a la simple possibilité ou la complète réalité de la science, l'absolu non-être, ou l'être absolu. Mais dans aucun de ces deux sens ce mot ne s'applique véritablement à l'homme; car la science humaine n'est ni la pure indétermination et la pure possibilité de la science, ni la science parfaitement déterminée et réelle; c'est quelque chose d'intermédiaire, comme le mouvement entre le repos du non-être et le repos de l'être, comme le nombre entre l'unité du néant et l'unité de l'universel; c'est un trait, d'union entre la pure ignorance et la pure science, c'est un milieu entre rien et tout. Ce qui est vrai de la science humaine est vrai de toutes les qualités ou vertus humaines ; et il en faut dire autant de la nature entière, mélange de perfection et d'imperfection. Ce mélange, comme le montre fort bien le Philèbe, doit avoir une cause. Cette cause ne peut être elle-même un mélange, un degré particulier de perfection ou d'imperfection : car alors on ne sortirait pas du relatif et du multiple, et comme il n'y aurait aucune raison pour s'arrêter à tel degré plutôt qu'à tel autre, la pensée avancerait ou reculerait toujours sans pouvoir se fixer nulle part, sans se reposer dans l'absolu et dans l'unité. La cause du mélange doit - donc être pure, simple, sans mélange, et par conséquent elle ne peut être que l'absolue imperfection de la matière pure ou l'absolue perfection de l'Idée. Le matérialisme, qui choisit la première hypothèse, prétend faire sortir le plus du moins ; mais d'où peut venir ce surplus qui se trouve dans l'effet, s'il n'est pas emprunté à la cause? Ne venant ni de la cause qui ne peut donner ce qu'elle n'a pas, ni de l'effet qui n'existe pas encore et reçoit tout de sa cause, ce surplus est évidemment sans cause. Donc, le matérialisme, après nous avoir annoncé qu'il nous découvrirait la cause du mélangé, finit par la supprimer. Sans doute le plus est communiqué au moins, mais non par le moins. Si le monde est le développement d'un germe que la Pauvreté ou la Matière reçoit dans son sein, encore faut-il que ce germe fécondant y ait été déposé par la Richesse ou la Perfection. L'Amour, c'est-à-dire ce monde mobile qui aspire sans cesse au bien, et qu'un désir insatiable pousse au développement et au progrès, ne doit donc à sa mère, l'Imperfection radicale, que sa: possibilité et la condition passive de son existence ; mais il doit à son père, le Parfait, son existence réelle et son activité (10). Le matérialisme confond, par une erreur grossière, le réceptacle (ἐκμαγεῖον) (11) avec la vraie cause. Si vous voulez trouver la vraie cause d'un être, ne regardez pas au-dessous de lui, mais au-dessus ; ne cherchez pas seulement d'où il vient, mais encore, mais surtout où il va ; ne vous contentez pas de regarder le sein qui l'a reçu, découvrez le germe fécondant qui lui a donné la forme et la vie. La vraie raison des choses, c'est le parfait ou l'Idée, qui est à la fois cause et modèle, ou cause exemplaire : αἴτιον παραδειγματικόν (12). Les degrés relatifs du bien ne s'expliquent que par l'absolu du bien. Aristote, dans son traité sur la Philosophie, où il résumait les leçons de son maître, exprime avec une admirable précision cette formule platonicienne qui rattache la perfection relative à la perfection absolue. « En général, là où se trouve du plus parfait (et du moins, c'est-à-dire des degrés), là existe aussi le parfait. Si donc il y a dans les êtres tel être meilleur que tel autre, il faut qu'il existe aussi quelque chose de parfait, qui ne peut être que le divin (13). » Impossible de mieux dégager le procédé fondamental du platonisme, qui consiste à expliquer les degrés des choses, ou le mixte, par l'absolu et le pur, c'est-à-dire par le parfait. Nous l'avons vu, pourquoi disons-nous que Phédon est plus beau que Socrate? Est-ce seulement parce que nous le comparons à Socrate? - Réponse incomplète et qui ne pénètre pas au fond de la difficulté! Cette comparaison de Phédon avec Socrate n'est elle-même possible que si une lumière supérieure vient éclairer les deux termes; je veux dire cette lumière de la beauté absolue au milieu de laquelle nous apercevons tout ensemble Phédon et Socrate, comme deux ombres dans lesquelles l'obscurité n'est pas complète, et qui empruntent inégalement au soleil de la beauté une partie de sa lumière. Alors nous disons que Phédon est plus beau que Socrate, c'est-à-dire qu'il participe davantage à la beauté, mais sans la posséder tout entière. Ainsi donc la connaissance de la beauté relative a pour condition celle de la beauté absolue; et de même, dans la réalité, la première n'existe que par la seconde dont elle est l'imitation. « Là où se trouve le meilleur, existe aussi le parfait. » En résumé, la variété des choses sensibles est produite par le concours de deux termes : la matière première et indéterminée, semblable à l'obscurité complète ; la forme déterminante, ou type de perfection, analogue à la pure lumière. Le monde sensible est la région des ombres où la lumière se mêle à l'obscurité dans les proportions les plus diverses, où le parfait se reflète dans l'imparfait avec plus ou moins de netteté. La cause du mélange est le bien absolu, l'unité concrète qui enveloppe toutes les qualités positives, et non l'unité abstraite qui les exclut. Tel est le grand principe du platonisme : Identité de la perfection avec la détermination et par conséquent avec l'existence. C'est le parfait qui constitue le réel.; c'est le Bien, τὸ ἀγαθόν, qui est la source de toute existence ; et les, différents aspects du bien par rapport au monde où il se reflète, les apparences diverses de l'unité par rapport à la multiplicité, ce sont les types éternels, principes de perfection, causes exemplaires de toutes choses ; ce sont les Idées. III. L'Idée, principe des genres. Jusqu'à présent, nous avons considéré les objets en eux-mêmes, dans leur essence et leurs qualités. Si nous les considérons maintenant dans leurs relations mutuelles, ils nous apparaîtront sous de nouveaux aspects,- genres, lois et fins, - dont l'ensemble constitue l'ordre du monde. La connaissance n'a point pour objet l'individu, sujet au changement, à la naissance et à la mort ; car elle serait variable elle-même et s'évanouirait dans l'indétermination. Ni la multiplicité pure ni la pure unité ne sont l'objet ordinaire de la science humaine, du moins de la science discursive : l'unité pure n'est saisissable que dans l'unité de l'intuition, et la multiplicité indéfinie se conçoit indirectement par un raisonnement bâtard, à peine compréhensible. Les objets ordinaires de la science, ce sont les rapports, chose intermédiaire entre le multiple et l'un : tout rapport, en effet, suppose l'unité dans la multiplicité. Entre les divers individus l'esprit saisit des rapports de ressemblance ou d'opposition. S'il considère les ressemblances isolément, en faisant abstraction des différences, l'idée ainsi obtenue est générale. Çette idée n'existe-t-elle que dans notre esprit, et ne suppose-t-elle rien' en dehors de l'esprit lui-même ou des objets particuliers qui ont servi de termes à la comparaison? - Les genres ne désignent pas des individus, mais s'ensuit-il qu'ils ne désignent rien de réel? Parmi les notions générales, il en est sans doute que l'esprit forme à son gré et qui semblent de pures fictions. Et cependant, même dans ces idées factices, l'esprit est peut-être moins créateur qu'il ne le semble; peut-être une analyse plus profonde découvrirait-elle, même dans nos chimères, des éléments nombreux de réalité. La possibilité de concevoir une chimère suppose quelque principe réel d'où cette possibilité dérive (14). N'importe ; accordons qu'il y a des notions tout artificielles, et considérons exclusivement celles que la nature même nous enseigne à produire, celles qu'on retrouve dans toutes les langues parce qu'elles existent dans tous les esprits. Cette universalité de certaines notions prouve qu'elles sont tout au moins des lois de la pensée et le résultat nécessaire du développement intellectuel. Ne sont-elles rien de plus, et n'y a-t-il absolument rien qui leur corresponde en dehors de nous? Cela est impossible; car comment la nature viendrait-elle se conformer d'elle-même aux conceptions de notre pensée? comment se soumettrait-elle aux lois de notre intelligence? Confiez à la terre le germe d'une fleur, et vous savez à l'avance que ce germe produira une fleur semblable à celle d'où il est sorti: jamais la fleur n'engendrera autre chose qu'une fleur de son espèce. Cette espèce n'est donc pas seulement dans votre esprit ; elle est dans les choses mêmes, et les lois de la pensée sont les lois de la nature. Cependant, si les genres et les espèces sont dans les objets particuliers, il faut reconnaître qu'en L'IDÉE, PRINCIPE DE$ GENRES. 73 même temps ils dépassent de l'infini ces mêmes ob¬jets. Le type général déborde, pour ainsi dire, les choses présentes : il s'étend dans le passé et dans l'avenir; bien plus, il déborde la réalité tout entière, présente, passée ou future, et embrasse le possible, qui n'existera peut-être jamais, mais qui pourrait exister. Ne dites donc pas que les genres sont seule-ment dans les choses et existent par elles ; ne voyez-vous pas plutôt que ce sont les choses particulières qui existent par les genres, que ce sont les phéno¬mènes qui existent par la loi? La loi qui préside à la génération de la fleur et qui la fait sortir du germe, n'est pas l'effet de cette fleur qui n'existe pas encore; elle en est plutôt la cause. « C'est le semblable, objec¬tera-t-on, qui produit par lui-même le semblable (1). v Etrange explication qui n'est qu'une pétition de prin¬cipe : ces deux semblables, l'un engendrant, l'autre engendré, d'où vient qu'ils sont semblables? C'est pré¬cisément cette ressemblance qui étonne et qu'il s'agit d'expliquer. Suffit-il pour cela de répondre par la question même, et de dire qu'un être particulier a la vertu de produiré un être semblable à lui? Encore une fois, c'est cette vertu même, qu'il s'agit d'expli¬quer; c'est cette possibilité indéfinie des semblables dont il faut donner la raison ; et tant que vous reste¬rez dans le domaine des êtres particuliers, vous n'ob¬tiendrez aucune raison générale et absolue : la diffi¬culté reculera à l'infini dans la série rétrograde des causes secondes, mais elle subsistera tant que l'esprit . ne se reposera pas dans une cause première (2). (t) V. plus loin les chapitres sur Aristote. (2) Cf.. Jacobi, Des chose' divines, Appendice C. « Les genres, les Idées de Platon, existent en réalité et en vérité avant les espèces et les choses particulières, et dans le sens le plus propre et le plus strict, elles 74 EXISTENCE DES IDÉES. Concluons que les genres et les lois existent dans les choses sensibles, mais mutilés et incomplets. Le par¬ticulier aura beau s'ajouter au particulier, il ne sera jamais identique au général. Les genres et les lois sont la condition des objets individuels, loin d'en être l'effet. S'ils ne sont pas eux-mêmes des causes, ils expriment du moins le rapport des effets à leur cause première. Là est la grande conception platoni¬cienne : les notions générales sont des rapports, mais non pas seulement des rapports entre les objets par¬ticuliers, comme l'enseigne une logique vulgaire; car ces rapports supposent eux-mêmes un rapport supé¬rieur celui des objets particuliers et imparfaits avec l'être universel ;et parfait, qui est l'unité absolue. Ainsi, au-dessus de la-matière, comme au-dessus de rendent d'abord celles-ci possibles, .de la même manière que la pensée du premier inventeur et le modèle qu'il a construit sur cette pensée, existent avant le nombre infini des copies, qui se font d'après la vue et la règle du modéle, en sorte que cette multiplicité postérieure n'est devenue possible qu'au moyen de l'unité antérieure et lui doit sa nais¬sance ; mais il ne se peut, en aucune façon, que l'unité, qui a donné nais¬sance à la pluralité, devienne elle-même multiple ; elle demeure à jamais l'unité, et ne peut absolument pas être multiple. Il ne saurait rien sortir de la pluralité, en tant que pluralité ; de l'unité, il ne sort jamais que l'unité. On n'invente point' des montres, des vaisseaux, des métiers, des langues ; mais on invente une ou la montre, un ou le vaisseau, une ou celte langue. On ne peut et l'on ne doit dire d'aucune chose particulière et individuelle de ces différentes espèces, d'aucune montre,- d'aucun vaisseau, d'aucune langue, qu'elle est la montre, le vaisseau, la langue. Cette manière de s'exprimer ne convient qu'à une cause, qu'on l'appelle comme on voudra, espèce, loi, pensée ou âme, d'où est provenu le mul¬tiple, et d'où il continue à provenir. » Malebranche dit aussi : Il semble même que l'esprit ne:serait pas capable de se représenter les Idées. uni¬verselles de genre, d'espèce, etc., s'il ne voyait tous les êtres renfermés en un (c'est-à-dire dans leur Idée). Car, toute créature étant un être particulier, on ne peut pas dire qu'on voye quelque chose de créé, lors-qu'on voit un triangle en général. Enfin, je ne crois pas qu'on puisse rendre raison de plusieurs vérités abstraites et générales, que par la présence de celui qui peut éclairer l'esprit en une infinité de façons différentes. (Recherche de la vérité, v. m, ch. 6.) l'esprit, il faut admettre un principe qui explique la réalisation des genres dans la matière et la concep¬tion des genres dans l'esprit. Cette « cause exem¬plaire de ce qu'il y a de constant dans la nature n et clans la pensée humaine, c'est l'Idée (1). IV. L'Idée, cause finale. « N'y a-t-il point deux sortes de choses, l'une qui est pour elle-même, l'autre qui en désire sans cesse une autre? - Comment, et de quelle chose parles-tu? L'une est très-noble de sa nature, l'autre lui est in¬férieure en dignité... Celle-ci est toujours faite en vue de quelque autre chose ; l'autre est celle en vue de laquelle se fait ordinairement tout le reste... Conçois à présent le phénomène et l'être. Lequel des deux di¬rons-nous qui est fait à cause de. l'autre?... Mais la chose en vue de laquelle les autres se font doit être mise dans la-classe du bien ; et il faut mettre dans une clisse toute différente ce qui se fait en vue d'une autre chose (2). » Ainsi, le caractère essentiel du monde sensible, c'est la mobilité, la génération, le devenir (i -' veaiç). Mais conçoit-on le mouvement sans un but auquel il aspire? Si un objet se suffisait à lui-même, admettrait-il le changement et le développement? Non sans 1) Aristot., Dlét., XII, 242. Procl. in Partnen. éd. Cousin, V, 133 Keidi yraty i BEVCxpzcnç, Eivxt "d l%) 6ép.EVOç airiav rxpaSEtYu.artxnv Twv xxrà (AMY &Et aUVEaTc,rG1V... 'O p.àv cÛV GEVOlgATYÇ Tcûrcv ir apiaxcvra Till xaer,7ap.dvt TGV 4GV t Cà; dvi-pa4 E, Xtilptarfv awT7V xat eEtav alTtav TteillEVG:. L'opinion d'Alcinoüs est parfaitement d'accord avec le témoignage de Xénocrate. Introd. in Platon., viii : 'Op:;cvrcc eà Tnv iSiav aapciSEt7ua Twv xxrà yûan' aiuivtcv (1eg. aïmvimv?). Diogène de Laerte;semble aussi faire allusion à la définition rapportée par Xénocrate ; III; Ltivn : Tàç eà ïSiaç Üalara.Tat &Lrlaç Ttvàç X7.1 d.pXàç TGb T06xIT.x Eévac T& aÛact a'VEaTWTa et 7riG ta tY airG. 2) Philèbe, 27. a. b. c. 76 EXISTENCE DES IDÉES. doute, et il faut dire que le mouvement existe à cause du but, le moyen à cause de la fin, l'imparfait à cause du bien qui est la perfection, l'amour à cause de l'objet aimé. Le bien, fin dernière des choses , existe donc par lui-même et pour lui-même, Set, de plus, c'est 'pour lui seul qu'existe le reste : le vrai principe de toute chose imparfaite, c'est l'Idée du meilleur, c'est la perfection. Sans doute le mouvement suppose, non-seulement une fin, mais un moteur. Cependant la cause motrice n'est point la raison dernière et véritable du mouve¬ment. Lé mouvement ne pourrait se produire sans un but; la cause du mouvement serait donc impuissante et inactive si ce but n'existait pas. Aussi les causes motrices sont-elles pour Platon « au nombre de ces causes secondaires et comme auxiliaires (GUVXLT:6)v), dont Dieu se sert pour représenter l'Idée du bien aussi parfaitement qu'il est possible. » a La plupart des hommes les regardent, non comme des causes secon¬daires, comme des moyens auxiliaires, mais comme les vraies causes de toutes choses, parce qu'elles re¬froidissent, échauffent, condensent, liquéfient et pro¬duisent d'autres effets semblables. Mais il ne peut y avoir en elles ni raison ni intelligence. Car, de tous les êtres, le seul qui puisse posséder l'intelligence, c'est l'âme;, or l'âme est invisible, tandis que le feu, l'eau, la terre et l'air sont tous des corps visibles. Mais celui qui aime l'intelligence et la science doit rechercher, comme les vraies causes premières, les causes intelli gentes (Tx; T ; ÉiU.ppoVOç ?LM »; airixç IreG)T c; tJ.er2k;)Zetv), et mettre au, rang des causes secondaires toutes celles qui sont mues et meuvent nécessairement. Il faut suivre et exposer ces deux genres de causes, en trai- L'IDÉE, CAUSE FINALE. 77 tant séparément de celles qui produisent avec intel¬ligence ce qui est beau et bon, et de celles qui, dépour¬vues de raison, agissent au hasard et sans ordre (1). » Socrate, pendant sa jeunesse, était possédé du dé-sir d'apprendre. cette science qu'on appelle la phy¬sique ; mais il reconnut bientôt l'insuffisance d'une science qui se réduit tout entière à la considération des causes motrices, et qui néglige la fin en faveur des moyens,'les raisons véritables en faveur de rai-sons secondaires. a Enfin, ayant un jour entendu quelqu'un lire, dans un. livre qu'il. disait être d'Anaxa¬gore, que l'intelligence est l'ordonnatrice et le prin-, cipe de toutes choses, je fus ravi; il me parut con¬venable que l'intelligence eût tout ordonné et tout disposé dans le meilleur ordre possible. Si donc, pen¬sai-je, quelqu'un veut trouver la cause de chaque chose, comment elle naît, périt ou existe, il faut qu'il cherche comment l'être, l'action ou une modification quelconque, sont pour elle ce qu'il y a de meilleur ; et d'après ce principe, il s'ensuit que l'homme ne doit chercher à connaître, dans ce qui le concerne comme dans ce qui se rapporte à quoi que ce soit,'que ce qui est le meilleur et le plus parfait. Que l'on dise, par exemple, que, si je n'avais ni os ni muscles, je ne pourrais faire ce que je jugerais à propos, on dira la vérité; mais dire que ces os. et ces muscles sont la cause de ce que je fais, et non pas la préférence pour ce qui est le meilleur, en quoi je me sers de l'intel¬ligence, voilà une explication de la dernière faiblesse : c'est ne pouvoir pas-faire cette distinction qu'autre chose est la cause, et autre chose ce sans quoi la cause ne serait jamais cause ; c'est pourtant à ce qui (1) Timée, 46, c. Cf. Phil., 27, a, et Polit., 128. -78 EXISTENCE DES IDÉES. sert de moyen que la plupart des hommes, marchant à tâtons comme dans_les ténèbres, donnent impro¬prement le nom de cause... Ils n'admettent pas le principe du bien, nécessaire pour tout lier et tout sou-tenir. Quant à moi, pour apprendre quelle est cette cause, je me serais fait volontiers le disciple de qui que ce fût ; mais n'ayant pu parvenir à la connaître, ni par moi ni par les autres, j'allai à sa recherche par une voie nouvelle (1). D Cette voie consiste à regarder comme cause véri¬table d'un objet la perfection idéale de ce même objet, c'est-à-dire son Idée. Pour Platon , la méthode des causes finales et la méthode des Idées sont absolu-ment identiques, et il expose la seconde dans le Phé¬don, comme application de la première (2). Entre la cause exemplaire et la cause finale, il n'y a pour lui aucune différence. L'artiste « qui a les yeux fixés sur l'idéal et qui s'efforce d'en reproduire la vertu, D n'a d'autre fin que l'idéal lui-même. Ainsi l'intelligence divine a. pour modèle la perfection, le bien, soit qu'elle porte en elle-même ce modèle, soit qu'elle s'en dis¬tingue ; et'sa fin est également le bien. Elle n'agirait point si le bien n'existait pas; elle aurait beau conte¬nir en elle-même la puissance efficiente, elle ne pour-rait la manifester et la développer; car cette manifes¬tation, étant sans motif et sans but, serait sans raison, Si donc la cause efficiente explique la réalité de l'effet, la cause finale, à son tour, explique l'action de la cause efficiente, et ainsi, au premier rang des causes, il faut placer, non pas l'activité, non pas la pensée, non pas même l'être, mais le bien. 1) Phoedo, 100, sqq. 2) La première appartient à Socrate, la seconde à Platon, qui a changé la cause finale en Idée. Phcedo 100, 101 et ss. L'IDÉE, CAUSE FINALE. 79 A cette hauteur, la métaphysique et la morale s'u¬nissent dans la communauté d'un même principe, et c'est pour ainsi dire la moralité et la bonté des choses qui en explique l'existence. Toute qualité, toute'es¬sence, dérive du bien et n'est complétement intelli¬gible que si on l'élève au degré de la perfection. Tout genre, toute loi, dérive du bien et n'est intelligible que par un modèle idéal qui est la perfection même. Tout mouvement, enfin, tout changement s'explique par un but idéal qui est encore la perfection. Il y a un principe qui se repose à jamais clans son unité et sa pu¬reté, tandis que la nature inquiète le poursuit et le dé-sire : ce principe esi l'Idée. L'Idée est donc la raison suprême de l'existence, comme elle est la raison suprême de la connaissance. C'est tout à la fois une forme de'l'être et une forme de la pensée, par laquelle l'être devient intelligible et la pensée intelligente. L'être et la pensée émanent d'un même foyer; ce sont les rayons d'un même soleil intelligible ; et s'il y a partout harmonie entre l'intelligence et l'existence, c'est que la pensée et l'être ne font qu'un à leur origine dans ce centre commun des Idées, qui est le Bien (1). (l) Nous reviendrons sur la cause finale et sur la cause efficiente dans la Théodicée. (01) Timée, 52, a. τὸ δὲ ὁμώνυμον ὅμοιόν τε ἐκείνῳ δεύτερον, αἰσθητόν, γεννητόν, πεφορημένον ἀεί, γιγνόμενόν τε ἔν τινι τόπῳ καὶ πάλιν ἐκεῖθεν ἀπολλύμενον, δόξῃ μετ᾽ αἰσθήσεως περιληπτόν· (02) Théét., 153, 154. (03) Philèbe, 23 c. et ss. (04) Timée, 50; a. b. c. (05) Phéd., 100, 101. (06) Phéd., 101, a. (07) Phéd., 102, b. (08) Phéd., ib. Nous corrigeons la traduction Cousin, qui contient un énorme non-sens. (09) Phèdre, 248 et ss. (10) Banquet, 208. (11) Timée, 50. (12) Procl., in Parm. V, 133. (13) Λέγει δὲ περὶ τούτου ἐν τοῖς περὶ φιλοσοφίας. Καθόλου γάρ, ἐν οἷς ἐστι τὸ βέλτιον, ἐν τούτοις ἐστὶ καὶ τὸ ἄριστον· ἐπεὶ οὖν ἐστιν ἐν τοῖς οὖσι ἄλλο ἄλλου βέλτιον, ἔστι ἄρα τι καὶ ἄριστον, ὅπερ εἴη ἂν τὸ θεῖον. - Simplicius, de Coelo. (Aldd.; 67;b.) (14) Nous ne laissons pas d'affirmer d'une manière absolue les vérités que nous avons une fois découvertes, que les objets existent ou n'existent pas ; ce qui ne pourrait avoir lieu, si ces vérités dépendaient uniquement de l'existence des objets, et si elles ne subsistaient pas toujours comme des possibilités, dont la réalité est fondée dans quelque chose d'actuel ou dans les Idées. «Les scolastiques, dit Leibnitz, ont fort disputé de constantia subjecti, c'est-à-dire comment la proposition faite sur un sujet peut avoir une vérité réelle, si ce sujet n'existe pas. » C'est que la vérité n'est que conditionnelle, et dit qu'en cas que le sujet existe jamais, on le trouvera tel. » Mais on demandera en quoi est fondée cette connexion, puisqu'il y'a de la réalité là dedans qui ne trompe pas. » La réponse sera qu'elle est dans la liaison des idées. » Mais on demandera en répliquant où seraient ces idées, si aucun esprit n'existait, et que deviendrait alors le fondement réel de cette certitude des vérités éternelles? » Cela nous conduit au dernier fondement des vérités, savoir à cet esprit suprême et universel, qui ne peut manquer d'exister, dont l'entendement est la région des vérités éternelles. Et afin qu'on ne pense pas qu'il n'est point nécessaire d'y recourir, il faut considérer que les vérités nécessaires contiennent la raison déterminante des existences mêmes, en un mot, les lofs de l'univers. Ainsi, ces vérités étant antérieures aux existences des êtres contingents, il faut bien qu'elles soient fondées dans l'existence d'une substance nécessaire. » (Nouveaux Essais sur l'entendement humain, liv. IV, ch. 2.) (15) (16) (17) (18) (19) (20) (21) (22) (23) (24) (25) (26) (27) (28) Id. (29) Id., 39, a. (30) Théét., 189, e., 190, a. (31) Th. 199, 200 et ss. (32) Th. 207 et ss. (33) Leibnitz : Il y a de l'être dans toute proposition. (34) Cf. Phédon. 102, e. (35) Ὡς τὸ δοξαστὸν πρὸς τὸ γνωστόν, οὕτως τὸ ὁμοιωθὲν πρὸς τὸ ᾦ ὡμοιώθη. Rép., 510, a. (36) Le Théétète n'a d'autre but que de montrer l'insuffisance de Ia sensation et de l'opinion. C'est un dialogue négatif, comme le soutiennent Ast, Socher, Stallbaum, Ueberweg, Zeller et Grote. Mais ce dernier prétend que, au delà de ce résultat négatif, Platon ne tend à aucune doctrine positive, qu'il n'y a dans le Théétète aucune allusion aux Idées, et que les difficultés soulevées dans ce dialague ne reçoivent aucune solution dans les autres ouvrages de Platon. Ces trois points sont également erronés. Prétendre que Platon n'avait aucune doctrine positive sur la nature de la science, est-ce comprendre les théories platoniciennes? Nous verrons dans la République et dans tous les autres dialogues la fausseté de cette assertion. En second lieu, Platon laisse clairement entrevoir les Idées dans le Théétète, 1° quand il représente le philosophe comme se demandant : qu'est-ce que l'homme? et non qu'est-ce que tel ou tel homme? - Qu'est-ce que le juste? et non ceci est-il juste? 2° Quand il parle de l'être, de l'unité, de la différence, impliqués dans le jugement, de l'essence et de la vérité, objets de la science, etc. Quant à l'absence de solution dont parle M. Grote, nous verrons plus tard ce qu'il en faut penser. - V. Grote Plato, t. lI, Theaetetus. (37) Rép., VI, 510 c. d. et ss., 511, a. b. - Cf. Lettre VII « Ce cercle est un dessin qu'on efface, une figure matérielle qui se brise ; tandis que le cercle lui-même (αὐτόκυκλον) auquel tout cela se rapporte ne souffre pourtant rien de tout cela. » Cousin, 97. (38) εἰς μίαν τε ἰδέαν συνορῶντα ἄγειν τὰ πολλαχῇ διεσπαρμένα, ἵνα ἕκαστον ὁριζόμενος δῆλον ποιῇ (Phèdre, 265, d.) (39) Arist., Mét. XIII. (40)Voir notre travail spécial sur Socrate. (41) Phédo, loc. cit. (42) Philéb., p.58. - « Le cercle véritable ne peut avoir en lui-même, ni en petite ni en grande quantité, rien de contraire à sa nature. » Lettre VII. Cousin, 98. (43) Rép. VII, 525. (44) Rép. VI, 507 c. (45) Phédo, 75. (46) Philèbe, 58. (47) Théet. 196 e. Dans ses symboles mathématiques, Platon appelle la science l'unité ou le point; le raisonnement, la dualité ou la longueur; l'opinion, la triplicité ou surface ; et la sensation, le nombre quatre ou le solide. V. plus loin un important passage d'Arist. Liv. Il, les Nombres. Sur l'Idée de la science v. l'analyse du Parménide. (48) Dans la Lettre VII, la plus authentique de toutes (M. Grote admet même que toutes le sont) nous trouvons une confirmation remarquable de l'exposition qui précède. « Il y a dans tout être trois choses qui sont la condition de la connaissance : en quatrième lieu vient la connaissance elle-même, et en cinquième lieu ce qu'il s'agit de connaitre, la vérité (l'Idée). La première chose est le nom, la seconde .la définition, la troisième l'image; la science est la quatrième... Le cercle a d'abord un nom... puis une définition composée de noms et de verbes... Le cercle matériel est un dessin qu'on efface... tandis que le cercle en soi est essentiellement différent. Vient ensuite la science, la pensée, l'opinion vraie sur cet objet » (Ce sont les trois degrés de la connaissance, raison, raisonnement et opinion). » Prises ensemble ces trois choses sont un nouvel élément qui n'est ni dans les noms, ni dans les figures des corps, mais dans les âmes ; d'où il est clair que sa nature diffère et du cercle en soi et des autres choses dont nous avons parlé.» C'est-à-dire que les états subjectifs et les notions de notre âme, intuitives, discursives, ou purement conjecturales, diffèrent à la fois des objets sensibles, des noms et des objets intelligibles ou Idées. Eclatante réfutation de ceux qui prennent les Idées de Platon pour des notions générales et subjectives. « De ces quatre éléments, le νοῦς est celui qui, par ses ressemblances et son affinité naturelle, se rapproche le plus du cinquième (l'Idée), les autres (raisonnement, opinion, mots, figures) en diffèrent beaucoup plus. » (342 c.) - Donc les Idées sont les objets de la science et des notions scientifiques; le subjectif est seulement analogue à l'objectif, en vertu du principe platonicien que la connaissance doit être analogue à l'objet connu (Arist., De an., 404b.) (49) (50) (51) (52) (53) (54) (55) (56) (57) (58) (59) Sur un lit de parade. - Cet usage a duré longtemps. V. Sévigné, Lettr., 8 déc. 1679, et comp. Labruyère, ch. VII, De la Ville, av.-dern, alinéa. (60) Six livres : Histoire des empereurs romains depuis Auguste jusqu'à l'an 410; simple résumé jusqu'à Dioclétien, le récit est plus développé à partir du règne de ce prince. Il manque la fin du 1er livre, le commencement du second, c'est-à-dire la fin du règne de Probus, les règnes de Carus, de Numérien et de Carin (liv. 1), puis les règnes de Dioclétien, de Maximien, de Constance et de Galerius jusqu'à l'an 305 de J.-C.; il manque aussi la fin du 6e. (61) Sévère. (62) Comp. plus.haut, p. 144-145, Eusèbe, Chronic., II, sub ann. Ol. 254, 1, apr. J.-C. 235. (63) Apr. J-C. 237. (64) Apr. J.-C. 253. (65) Apr. J.-C. 254. (66) Agrippina (Colonia), Cologne (an de J.-C. 260). (67) C'est-à-dire cantonnées chez les Celtes. (68) An de J.-C. 276. (69) An de J.-C. 277. (70) An de J.-C. 277. - Eumène (Paneg. de Constance Chl., 18) rappelle ce fait d'incroyable audace de prisonniers francs « qui a Ponto usque correptis navibus, Graeciam Asiamgiie populati, nec impune plerisque Libye littoribus appulsi, ipsas postremo navalibus quondam victoriis ceperant Syracusas, etc. (71) An de J.-C. 307. (72) An de J.-C. 308. (73) An de. J.-C. 312. (74) An de J-C. 313. (75) An de J.-C. 317. (76) An de J.-C. 332. (77) An de J.C. 337. Les deux princes ici mentionnés étaient fils de Constantin 1er, dit le Grand. (78) An de J.-C. 350 : Le repas se prolongea fort avancé dans la nuit... Toè d¢ sumposÛou m¡xri m¡svn ¤ktay¡ntow nuktÇr, õ Magn¡ntiow di‹ ti d°yen tÇn ŽnagkaÛvn dianstŒw ¤k toè deÛpnou kaÜ pròw braxç tÇn daitumñnvn ¥autòn Žpost®saw, ¤faÛneto toÝw sumpñtaiw Ësper ¤n skhn» t¯n basilik¯n ±mfiesm¡now stol®n. TÇn de ktl. (79) Ce passage est traduit d'Aurelius Victor (De Vita et Moribus impp. rom., XLI) ou puisé à la même source « Constans fugere conatus apud Helenam oppidum Pyrenaeo proximum a Gaisone cum lectissimis misso interficitur anno III dominationis. - Helena, Elne (Pyrén.-Orientales), nommée primitivement Illiberis. (80) An de J.-C. 350. (81) An de J.-C. 351. Saint Jérôme dit « son frère. » (82) An de J.-C. 352. - V. la note 2 de la page ci-contre. (83) La perte de la bataille de Mursa, en Pannonie (351), lui avait porté un coup dont il n'avait pu se relever. Il avait dans son armée des cohortes gauloises ou celtes; il en engagea quatre qui périrent jusqu'au dernier homme dans un stade près de la ville où il les avait postées. Zosime, II, 50. ToætÄ (stadÛÄ) KeltÇn f‹laggaw t¡ssaraw ¤nap¡krucen... xriw ÷te di¡fyeiran "pantaw .- Sur Magnence et sa tyrannie, v. ci-après Socrate, II, 25, 32. Selon cet historien, Mursa est une place forte des Gaules (froærion d¢ toèto tÇn GalliÇn), à trois journées de marche de Lyon, et Adrien de Valois n'hésite pas à y voir la petite ville de La Mure en Dauphiné. « Eam esse existimat Hadr. Valesius, quæ, sublata una littera, nunc appellatur Mura, La Mure, et in Delphinatu posita est, abestque ab urbe Lugduno leugas circiter XXV aut etiam XXX, quod trium dierum iter facile conficitur. Note de D. Bouq. - Sozornène, Hist. eccl., IV, 7 (v. ci-apr.), copie Socrate. (84) Sur le rôle de l'impératrice Eusébie en cette affaire, v. ci-apr. Socrate, Hist. eccl., III, 1. Comp. Amm. Marcell., XV, VIII, 1 : Queis (Constantii proximis) adnitentibus obstinate, opponebat se solaregina, incertum...... an pro nativa prudentia consulens in commune, omnibusque memorans anteponi debere propinquum.... (85) Comp. plus bas Socrate, Hist. eccl., liv. II, 1, et Sozomène, Hist., eccl., V, 1-3. Ces écrivains chrétiens apprécient avec assez d'impartialité dans le nouveau césar et dans le successeur de Constance l'homme de guerre, l'administrateur, le philosophe et le restaurateur impuissant d'une religion à jamais déchue. (86) 350 ap. J.-C. - Socrate, ibid., indique l'espèce de désordres auxquels le jeune césar dut avant tout remédier. 87) Pour les détails de la bataille d'Argentoratum (apr. J.-C. 357), v. les développements un peu emphatiques d'Amm. Marcellin (XVI,,12). Selon lui, les pertes des Romains furent insignifiantes : Ceciderunt autem in hac pugna Romani quidem CCXL et in rectores vero IV... ex Alamannis vero sex millia corporum inventa sunt in campo constrata, et inaestimabiles mortuorum acervi per undas fluminis ferebantur... (88) Ici, comme plus haut, dans le XIIIe fragm. d'Eunape, p. 128-9, il faudrait sans doute écrire Vadomarios ou Vadomarius. Cf. Amm. Marcel:, XIV, X, 1 et ailleurs. (89) Les quatre lignes qui précédent se trouvent dans les extraits de D. Bouquet. - 900 stades = 180 m. X 900 st. = 162 kil. - C'est de la Bretagne qu'il tirait d'habitude ses approvisionnements, annona a Britannis sueta transferri. Amm. Marcell., XVIII, II, 3. (90) Ce morceau, à partir d'ici, se trouve dans D. B. (91) Comp. plus haut, p. 122-129, le dramatique récit d'Eunape. (92) An de J.-C. 359. (93) Amm. Marcell.,. XX, IV, 1 : .... Urebant Juliani virtutes, quas per ora gentium diversarum fama celebrior efundebat... (94) An de J.-C. 360. - Cf. Amm. Marcel l., ibid., 11 : cum ambigeretur diutius qua pergerent via, placuit...... per Parisios homines transire, ubi morabatur adhuc caesar nusquam motus... (95) Comp. Ammien, ibid., 14, 17 : ... lmpositusque scuto pedestri et sublatius eminens, nullo silente, Augustus renuntiatus ... (96) Il était le beau-père du nouvel empereur Jovien, et avait été chargé, avec Procope et Valentinien (le successeur de Jovien), de porter aux armées la nouvelle de la mort de Julien. - Apr. J.-C. 363. (97) Apr. J.-C. 366. (98) Charietton périt dans cette bataille: V., Amm. Marcell., XXVII, 1. (99) An de J.-C. 366. (100) Valentinien demeura toute cette année dans le N.-E. de la Gaule, à Reims, à Metz, à Chalons, pour surveiller les desseins des Alamans. (101) An de J.-C. 375. (102) An de J.-C. 379. (103) Ces mauvaises nouvelles étaient le déplorable état de la Thessalie et de la Macédoine, et la négligence de Théodose, son associé à l'empire, qui, sans être touché des misères publiques, ne songeait qu'a donner à Constantinople un luxe et des plaisirs en rapport avec la grandeur de la ville. (104) An de J.-C. 383. (105) An de J.-C. 388. Magister officiorum. « C'était une espèce de ministre universel, dont les fonctions étaient fort étendues ; il rendait la justice à presque tous les employés du palais (palatini), etc., etc. » Guizot, Hist. de la civil. en France, t. III, p. 9, in-8°. (106) Comp. ci-après Philostorge, XI, 1, p. 283. - Grég. de Tours, 11;9, donne, d'après Sulpice Alexandre, d'autres détails intéressants ... Valentiniano, pene infra privati modum redacto, militaris rei cura Francis satellitibus tradita... (107) An de J.-C. 392. - Cf. Philostorg., ibid., p. 85. (108) An de J.-C. 395. (109) Proprement « adoré, » selon l'usage. (110) Littéralement des « paeans. » - Cf. ci-apr. Philost., p. 288-289. (111) An de J.-C. 405. (112) A Honorius qui voulait passer en Orient pour venir en aide à son jeune neveu, Théodose II, que la mort d'Arcadius venait de mettre en possession du trône. (113) An de J.-C. 407. (114) Ici commence l'extrait de D. Bouquet. (115) An de J.-C. 408. (116) An de J.-C. 406. (117) De l'empereur Julien.